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« Sur L’Adamant », une folie qui vogue en toute liberté

Jacques Mandelbaum / Le Monde – 18 avril 2023

Dans ce documentaire très fort, le réalisateur filme le quotidien d’une unité psychiatrique pas comme les autres.

« Je veux vous parler de l’arme de demain. Enfantée du monde, elle en sera la fin. Je veux vous parler de moi, de vous. Je vois à l’intérieur des images, des couleurs. Qui ne sont pas à moi, qui parfois me font peur. Sensations qui peuvent me rendre fou. » Ainsi commence ce film très fort, avec cette version in extenso de La Bombe humaine (Téléphone, 1979), telle que personne, pas même Jean-Louis Aubert, ne l’a jamais chantée ni entendue. C’est un homme aux cheveux ras grisonnants, guitariste à ses côtés dans une cabine de bateau, sec comme un coup de trique, regard de braise, élocution batailleuse, qui l’interprète ici avec l’intensité d’une grenade dégoupillée. Retenons ce couplet. On comprendra vite que celui qui le chante comme il le vit a peut-être plus de raisons que ses créateurs d’être éprouvé par l’explosive dépossession de soi qui y est évoquée.

Le bateau s’appelle L’Adamant. On le trouve sur la rive droite de la Seine, à proximité du pont Charles-de-Gaulle et de la gare de Lyon, flottant sous le quai de la Rapée, où se diluent dans Paris les flots automobiles en provenance de l’autoroute. Beau bâtiment, tout en bois et volets ajourés sur d’immenses baies vitrées, dont la vocation ne consiste visiblement pas à voguer. Cela vogue suffisamment comme ça à l’intérieur. Ouvert en 2010, ce centre de jour, dépendant du pôle psychiatrique Paris Centre, accueille les patients des quatre premiers arrondissements de la capitale.

Session de free-jazz

Il se mène ici, discrètement, dans un environnement psychiatrique que l’on sait par ailleurs considérablement dégradé, un combat qui remonte à l’invention de la psychothérapie institutionnelle. Soit, pour les patients, mais dans une certaine mesure pour les soignants eux-mêmes, plus de liberté, plus d’autonomie, plus d’attention, plus d’agrément, plus de respect, plus de participation à la vie collective. Un lieu qui soigne parce qu’on soigne le lieu.

Sans doute fallait-il que Nicolas Philibert, l’un de nos plus grands documentaristes, en pousse un jour la porte, pour deux raisons. La première tient à une œuvre aimantée par les expressions minoritaires (Le Pays des sourds, Être et avoir, Un animal, des animaux, Retour en Normandie...) et dont le rapport oblique au réel – poésie, humour insolite, art consommé du détour, part faite à l’imaginaire – nous oblige à repenser tout à coup notre rapport au fait majoritaire. La seconde est l’écho que le motif de la folie rencontre dans son œuvre même, puisque Sur LAdamant fait lointainement suite à La Moindre des choses, réalisé en 1996 à la clinique de la Borde, haut lieu de la psychothérapie institutionnelle française implanté en Sologne.

Si ces deux films dialoguent à l’évidence, c’est d’abord parce qu’ils partagent à vingt-sept ans de distance la même discrète intercesseure, grâce à la complicité de laquelle le loup du cinéma a trouvé porte ouverte dans la bergerie psychiatrique. On aura nommé Linda De Zitter, psychanalyste belge marquée par l’enseignement de Félix Guattari, professionnellement active dans les deux structures visitées par Philibert, veillant à l’acclimatation mutuelle des projets filmique et thérapeutique.

Cela dit, de La Moindre des choses à Sur L’Adamant, la dramaturgie semble s’effacer. La forme concertante du premier, portée par l’organisation d’une pièce de théâtre vers quoi tend l’action, cède ici la place à une session de free-jazz. Ça furète, ça impulse, ça se perd, ça jaillit, ça se noue et se dénoue au gré du moment, de la rencontre, de la fatigue, de l’inattendu. Le cadre, qui rattrape toujours tout, n’est jamais que celui confiné du bateau, en même temps grand ouvert sur la ville qui bruisse alentour et sur le fleuve qui va se jeter à la mer. Tout y est pensé pour l’œuvre collective. Tout fait ventre pour l’envol de la parole, le défouraille de la pensée : le bar, la comptabilité, le ciné-club, les ateliers de parole, de couture ou de musique, la fabrication d’un journal.

Au sein de ce maillage serré, le vagabondage est encouragé, le dérapage accueilli, la digression bienvenue. Philibert, qui y pointe sept mois et finit par se fondre dans les meubles, en adopte la politique et y ajoute ses instruments capteurs. Caméra, micro, présence ni trop proche ni trop lointaine. Il en ramène des trésors. On a cité François « la bombe humaine », qui, conscient de ses dérives, fera un peu plus tard l’apologie électrique des psychotropes auprès d’un soignant. Il faudrait aussi parler de Frédéric, réincarnation dandyesque des seventies, faux air de Jean Eustache, doux parleur, fasciné par les destinées tragiques, venu nous ouvrir les yeux sur sa parenté avec Van Gogh. Du jeune homme qui s’inquiète de la labilité des choses, et comment le passe-montagne bleu de son frère lui fait penser à de la purée. De cette mère si bouleversante dans son consentement aux choses, que sa condition a longtemps et cruellement séparée de son fils et qui se réjouit de le revoir au restaurant. De ces séances de comptabilité surréelles où soignants et patients constatent que le compte n’est jamais bon.

Il ne faut pas croire que la question serait d’accumuler des portraits pittoresques. Plutôt celle de constituer un univers dangereusement proche du nôtre, où normalité et folie, humour et délire, création et maladie mentale entrent dans une résonance qui nous rappelle, dans leur écart même, qu’ils sont en réalité faits de la même pâte.

Sur L’Adamant est ainsi une belle fantaisie, une folle complainte – pour reprendre le titre de la chanson de Trenet auquel le film fait penser – où Philibert a délibérément maintenu la souffrance à la lisière, au profit de l’humain partage qui prévaut en ce lieu. Deux autres films sont annoncés : nous ne nous en tirerons peut-être pas à si bon compte.

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