Sur l’Adamant
Alexandre Nazarian / Images Documentaires n°110 – Automne 2023
Je veux vous parler, de moi, de vous / Je vois à l’intérieur des images, des couleurs / Qui ne sont pas à moi, qui parfois me font peur / Sensations, qui peuvent me rendre fou.
Un homme, un peu chancelant, regard oblique et voix éraillée, un écorché, chante un tube de rock suranné des années 80. On connaît la chanson, pourtant, on s’aperçoit qu’on ne l’avait en fait jamais entendue. Son auteur lui-même pourrait se surprendre de ce que cette interprétation révèle : un portrait de la folie, d’une vie au bord du gouffre et la dimension universelle qu’elle fait résonner en nous. La chanson s’achève, cet homme nomme le guitariste qui l’accompagne : « Guillaume ! » et ce dernier nomme à son tour le chanteur : « François ! », avant de se donner l’accolade.
Cette scène inaugurale est à l’image du film de Philibert. Dans une humilité à contre-courant des tentatives contemporaines de fabriquer des images spectaculaires, dans un dispositif épuré et une structure étonnamment libre, plus encore que partager avec nous ces quelques mois passés sur cet hôpital de jour flottant, il donne à voir le geste de soin propre à ce lieu.
Écorché vif, François l’est bel et bien, mais en nous livrant sa version de la chanson, il nous donne simplement à entendre une autre perspective de l’existence, comme les écorchés donnaient à voir l’intérieur des corps humain dans leur anatomie. Mais à la différence des écorchés pour la science, François est bel et bien vivant et c’est lui qui décide de ce geste, de cette mise en forme de sa douleur, de son rapport au monde. Il s’agit ici de faire abri à la folie, non pas en la faisant taire, mais au contraire en lui procurant des moyens d’expression, expression qui vise un objectif qui pourrait paraître simple : opérer une rencontre. Voilà en quoi semble consister le quotidien sur l’Adamant, provoquer cette rencontre, ébrécher l’isolement psychique de ces personnes. Pour ce, Philibert pointe les efforts de toute une équipe de patients et de soignants afin que cette rencontre ait lieu.
Or l’Adamant est un lieu, un lieu de vie, au sens plein du terme. On découvre son architecture ouverte, ses circulations, ses lumières, ses recoins, qui participent de l’attention portée à l’ambiance, cette dimension si fondamentale du soin psychique, aujourd’hui négligée. Amarré sur ce fleuve mouvant, parmi les mouettes et les cormorans en plein cœur de Paris, l’Adamant apparaît comme un îlot de lenteur au milieu de voies rapides en tout genre. Les patients y arrivent doucement par des cheminements hésitants, en ellipses, en volutes. On s’y pose, autour d’un café et l’on semble, luxe rare, pouvoir y prendre son temps. Philibert fait de même pour poser ce décor et ses protagonistes, saisir des visages, des silences, des regards un peu perdus, dresser le portrait de cette ambiance. Il nous plonge dans le quotidien du lieu, ses réunions, ses ateliers, les cigarettes fumées sur le pont, et surtout les pauses. On cultive ici l’inopiné et c’est là que se compose sous nos yeux la possibilité de l’émergence d’une parole. Pas une parole de séance de psy, où l’on serait sommé de dire quelque chose, au contraire, des échanges apparemment anodins, entre soignants et soignés, mais aussi entre le filmeur et les patients comme autant de possibilités de relation, de renouer avec l’autre. Sur ce point, le geste du soin et le geste de cinéma de Philibert viendraient presque à se confondre. Sa présence sur l’Adamant moyennant son cadre léger, la candeur de son regard, sans tentative de démonstration, sans intentionnalité préétablie évite de reproduire une autre forme d’enfermement.
Enfermer dans une image
Les Amérindiens, à la naissance de la photographie, avaient sûrement raison de refuser que l’on capture leur image, de peur qu’on leur vole leur âme. Bien souvent en filmant la psychiatrie dans sa dimension spectaculaire, on a enfermé le fou tout autant que le spectateur dans des positions d’altérités radicales, aussi effrayantes que fascinantes. Philibert évite ainsi cet écueil en prenant un chemin inverse. Plus encore, il prend la question de l’enfermement à bras le corps. Il la déjoue lorsque l’on sent dans ses plans qu’il ignore ce qui va se passer l’instant d’après. Il a abandonné la place de la maîtrise du metteur en scène et cherche à se faire surprendre, plus encore, à se faire altérer par celui qu’il filme, et de là, à entamer nos conceptions.
Il choisit de nous mettre face à des paroles pleines et ouvertes pour nous laisser la place de nous y loger. S’identifie-t-on pour autant à ces patients ? Il revient à chacun de répondre à cette question, mais il offre par sa mise en scène de la parole la possibilité d’une porosité entre les êtres, entre les structures psychiques. Quelle limite entre le dehors et le dedans ? Quel écart entre folie et norme ? Quelle distance entre soignant et soigné ? Quelle place pour cette caméra dans ce lieu de soin ? Autant de questions aussi simples que fondamentales, qui sont posées ici, très pratiquement, sous nos yeux. « Qu’est-ce que je fous là ? (1)» : patients, soignants, cinéaste, spectateurs se retrouvent face à cette interrogation permanente et plutôt que d’y répondre, il creuse la question, la relance, la laisse en mouvement.
Stase et mouvement.
La pathologie psychique affecte la relation à l’espace et au temps, ce qui se traduit le plus souvent par une absence de circulation, une stase.
Les ateliers, les discussions autour d’un café, n’ont pas lieu pour occuper les patients. Ce sont des propositions de mise en forme de leur monde intérieur, par le dessin, l’écriture, les compositions musicales, la danse ou la couture, autant de prétextes à une tentative de re-liaison par le verbe ou par le mouvement. Il s’agit bien ici de relancer le mouvement, de sortir de cette paralysie intime, de cet enfermement qui peut être silencieux, délirant ou persécutant comme certains nous l’expliquent, en évoquant leurs voix, leurs obsessions ou des théories figées qui les coupent du monde.
Outre ces descriptions précises de leur point de souffrance, on est sidéré par la lucidité parfois cruelle qu’ils ont sur leur état. Ils se voient malades, différents et sont les mieux placés pour évoquer ces difficultés. On entend qu’ils doivent souvent faire preuve d’un grand humour pour rendre ces vies vivables, dans la constante proximité du gouffre, de la rechute possible, à quelques pas. Ils ont la peau trop fine, à la fois lucides et trop poreux au monde qui les entoure, ont-ils d’autre choix pour survivre que de s’enfermer en eux-mêmes.
Si Philibert dessine les passants pressés qui circulent à toute vitesse autour de l’Adamant, en voiture, en vélo, en trottinette électrique ou en hors-bords vers des obligations, des engagements impérieux, les passagers de l’Adamant sont aussi en mouvement, mais appartiennent à un autre rythme, à une autre temporalité. On pourrait ainsi les croire hors du monde, détachés de l’existence. Alors qu’ils en savent un morceau sur le versant tragique de l’existence, tragique contre lequel ces Parisiens pressés qui vaquent frénétiquement à leurs occupations pourraient se croire immunisés. Chez les passagers de l’Adamant, la vaccination contre la dimension du tragique n’aurait pas opéré et resterait une menace : S’ils sont physiologiquement en vie, certains patients nous expliquent qu’ils ont parfois vu disparaître une part d’eux-mêmes, une part vitale, la mort du sujet (2) question nous menace tous, si nous voulons bien la voir en face.
Ainsi, le dit fou, celui qui a connu sa propre disparition, avant sa mort physique, vient nous angoisser. Ici, plutôt que de chercher à écraser cette angoisse et le sujet à qui elle appartient, on voit des soignants qui cherchent à délicatement souffler sur les quelques braises de désir des patients, à soutenir leur envie, pour les ranimer, pour les écarter tant que faire se peut de ce gouffre.
Cette approche du soin à l’inverse des protocoles n’a rien d’une science exacte. On tente ici de faire avec ce qui ne colle pas, avec la boiterie, sans forcément chercher à la rééduquer ou à l’appareiller. Cette tentative d’aider les patients à faire avec et à en souffrir le moins possible va de pair avec l’acceptation d’une certaine impuissance et d’une nécessaire humilité face à la folie. Philibert ne nous épargne pas ces douleurs de vivre qui ne passent pas, ou les principes de soin qui trouvent leurs limites et met même en lumière certaines frilosités reconnues par les soignants. Le film comme le lieu sont en mouvement, en discussion, en remise en question.
Par son montage en mosaïque, émancipé d’une narration, il juxtapose ces situations quelquefois absurdes à des réunions, propices à dire l’essentiel sur un ton badin et à parfois nous faire toucher de petits moments de grâce. Est-ce le fruit de la complicité avec Linda de Zitter, elle-même soignante sur l’Adamant, là encore, le geste de Philibert entre en résonnance avec celui qui se pratique ici, la marque d’une confiance : la confiance qu’il naîtra quelque chose de ce plan, de cette rencontre, de cet échange. Il fait le vœu, il fait la supposition, qu’en cette personne qui lui fait face, au-delà des maux, au milieu de ses symptômes, au cœur de cet être enfermé en lui-même, subsiste un sujet. Et c’est dans l’accueil de sa prise de parole, aussi timide et fragile soit-elle que se tient le soin. Et quand la parole du fou émerge, et quand nous acceptons de ne pas nous en protéger, elle ne peut que résonner : à la foi fondamentalement autre et étrangement familière.
Cette intimité avec les abymes lui donne une lucidité, une clarté de propos qui, si on veut bien s’y arrêter nous concerne tous. Leurs problèmes nous apparaissent alors comme l’hypertrophie d’une question universelle, la question du rapport à l’autre.
[1] Il s’agit là de la question qui traverse l’œuvre de Jean Oury, psychiatre, psychanalyste, fondateur de la clinique de la Borde, lieu central de la psychothérapie institutionnelle.
[2] Il s’agit là d’un terme employé par Lacan et approfondi par Marcel Czermak, l’un de ses élèves dont la pensée a été la plus fertile dans le champ des psychoses.