Nénette
Après Être et avoir (2002) et Retour en Normandie (2007), Nicolas Philibert nous invite à prendre un thé et un film avec Nénette, orang-outang de la Ménagerie du Jardin des plantes de Paris.
Nénette est une femelle orang-outang née à Bornéo vers 1969 et entrée à la Ménagerie du Jardin des plantes de Paris en 1972, très populaire auprès des visiteurs. Nicolas Philibert est un documentariste né en France en 1951 dont l’impressionnant succès d’Être et avoir en 2002 (1,8 millions d’entrées tout de même) l’a fait connaître (un peu) du grand public. Leur rencontre donne naissance à « Nénette », documentaire sur la première, qui nous en apprend beaucoup sur le second.
Nicolas Philibert filme Nénette, ainsi que les autres orangs-outangs du Jardin des plantes, depuis l’espace réservé aux visiteurs, depuis l’extérieur de la cage vitrée des animaux. Ce qu’on voit à l’écran n’est donc pas directement Nénette, mais la vitre qui la sépare des visiteurs. Une heure dix durant, nous allons entendre les commentaires tour à tour fascinés, amusés ou attristés de ces visiteurs, mais aussi ceux des soignants qui retracent l’histoire de Nénette ou encore d’autres personnalités venues confier leurs impressions devant la plus ancienne résidente du zoo.
Nous partageons le même espace que les visiteurs de la Ménagerie. Nous sommes dans une position similaire. Nous observons Nénette derrière sa vitre. Nous lisons le cartel donnant des indications sur son espèce. Et bien sûr, nous lui prêtons toute sorte d’intentions ou de sentiments : elle est drôle, elle a peur, ils sont amoureux, elle s’ennuie… Attitude parfaitement humaine que nous adoptons tous dans un zoo. On tente de recueillir des signes et de les interpréter, d’humaniser l’animal. Ou de l’instrumentaliser au choix. Petite piqûre de rappel : les soignants nous informent à mi-parcours qu’il est extrêmement difficile de connaître les humeurs d’un orang-outang car ils n’ont pas d’expressions faciales et que ce n’est que des années après les avoir côtoyés qu’on peut commencer à définir leur état via leur regard.
L’écran-miroir
Nénette est véritablement un film sur l’interprétation, l’écran et la distance. Le visiteur de la Ménagerie devient le spectateur et inversement. La vitre de la cage devient un écran. On y projette des pensées, un film. Nénette n’est qu’un support de projection et vient révéler ce que le visiteur a en lui, ce que nous avons en nous. Nénette le film n’est-il alors qu’un prétexte ? Non. Mais un dispositif, ça c’est certain. Il n’est d’ailleurs pas sans rappeler le récent Shirin de Kiarostami (le film montre des plans de spectatrices dans une salle de cinéma face à un film que nous ne voyons pas, mais dont nous entendons la bande-son).
A l’heure où beaucoup glosent sur la mort du cinéma dans sa forme traditionnelle (salle obscure, film projeté, voire vente de choses grasses et sucrées, ou salées selon les goûts), il n’est sans doute pas anodin que deux réalisateurs de renom viennent en interroger les modalités. Des images qui bougent, jetées dans un flux lumineux et qui s’accrochent à une toile blanche. Des spectateurs assis et alignés, leurs regards tournés dans la même direction dans l’obscurité. Du spectacle, littéralement ce qui attire le regard. Nénette/Nénette sont tous deux un spectacle vers lequel nos yeux se portent, que notre esprit interprète à sa guise. On n’est pas loin du Shutter Island de Scorsese non plus. Si l’écran est un miroir de l’homme, le zoo l’est tout autant. Ce sont d’ailleurs des visages humains qui viennent fugitivement s’inscrire en reflet sur la vitre/écran de la cage de Nénette : celui des visiteurs qui contemplent Nénette et leur propre reflet. Nénette, c’est un peu nous. Elle boit du thé et mange des yaourts. Une manière de rappeler que l’homme ne descend pas du singe, mais en est un. Mise en cage pour préserver l’espèce de la disparition (Nénette a bien rempli ses devoirs conjugaux, a épuisé quatre maris et eu quatre enfants), Nénette est devenue un objet d’étude et de divertissement. Fixer son image dans un documentaire ne fait que poursuivre ce processus. Même s’il tend à l’individualiser (en la filmant à divers moments et sous toutes les coutures, en donnant la parole à ses soignants…), Philibert ne fait que renforcer la réification de Nénette. Alors oui, on la connaît un peu plus, mais pas beaucoup.
Moins que Nénette, ce que montre le film, c’est cette frontière infranchissable qu’est l’écran et le dispositif cinématographique dans son ensemble. L’écran est à la fois transparent et opaque. Alors que l’on croit être au plus près d’elle, la vitre de la cage réapparaît sans cesse. Nénette est enfermée derrière les reflets des visages et les rayures de sa vitre. De même que Shirin, il y a dans Nénette un film dans le film, mais ici, il effleure littéralement l’écran. Avec l’humour et l’humanité qu’on lui connaît, Nicolas Philibert regarde Nénette et regarde le cinéma, se regarde et nous regarde. Et semble nous dire : « Faisons-nous des films ! Faisons des films ! »