Histoires de fantômes
Une poignée d’élèves âgés de 3 à 11 ans, un instituteur aux allures d’ogre doux, une caméra : Être et avoir suit le quotidien, une saison durant, d’une petite école à classe unique nichée au coeur de l’Auvergne. La simplicité du dispositif, affranchie de tout propos didactique, fait toute la fragilité du dernier film de Nicolas Philibert. Être et avoir est un documentaire ambigu. Tout espoir de fiction s’y effiloche rapidement. Par la neutralité de son point de vue et sa recherche de la distance juste, le film est bien le prolongement direct du Pays des sourds : de l’enfance, il ne cherche jamais à tirer fantaisie ou truculence, mais teste simplement sa capacité à résister au poids du regard.
La scène d’ouverture de ramassage scolaire, enneigée et silencieuse, étreint d’une tension qui ne lâche plus le film. Ce sentiment bien connu l’angoisse de l’élève au moment de franchir le portail de l’école obsède visiblement le cinéaste. Des 60 heures de rushes ne subsiste de fait quasiment aucune scène de camaraderie ou de jeu. Parmi les enfants ressortent principalement Jojo, petit personnage miyazakien, Nathalie, la « grande » un peu perdue, Julien, le chef, ou Olivier, toujours au bord des larmes. L’instituteur, figure tutélaire du film, porte sur ses épaules ce petit monde hétérogène. Autour de lui circulent scènes d’apprentissage, de sortie en plein air ou de règlements de comptes. Sa personnalité forte et douce à la fois, son autorité tranquille semblent seules ici à pouvoir créer le liant nécessaire à transformer la classe en ensemble organisé et cohérent. Mais son omniprésence rassurante ne suffit que temporairement à tenir le fébrile équilibre qui régit le film.
Lorsqu’il se retrouve seul face à la caméra, l’instituteur perd subitement son masque, se fragilise, passant d’un rôle de gentil démiurge à celui de passif spectateur de lui même et de sa profession. Avec cette scène, le film bascule. Nous ne sommes plus dans la sereine description d’un univers clos sur lui même sur lequel le regard se poserait confortablement. Le principe d’Être et avoir n’est pas tant de mettre en images une mécanique bien réglée (l’école, le rapport d’élève à élève, d’élève à prof, de prof à parent d’élève, etc.) que de plonger dans ses failles profondes, pour ouvrir sur un abîme à l’étrangeté trouble et diffuse. Le manque à communiquer de l’enfant, ses repères intimes et secrets sont ici les seuls objets d’investigation. A cela, Être et avoir doit sa principale réussite : une sorte de voyage mental dans les arcanes de l’enfance, où l’apprentissage social en revient à une lutte contre d’obscurs et mystérieux fantômes.
La scène la plus drôle du film nous montre Julien, 10 ans, faire ses devoirs sous les yeux de sa mère. Puis d’autres arrivent, dont le père, fermier un peu bourru revenu de l’étable, et tout le monde de se laisser entraîner dans le gouffre posé par un simple problème de maths. La famille est impuissante et Julien, à cet instant, semble profondément seul. Plus loin, une autre scène déchire littéralement le film : sur un banc, le maître tente de faire parler un élève mutique qui, peu à peu, s’effondre en évoquant son père malade. Le travail de la parole à l’oeuvre dans Être et avoir permet de faire remonter en douceur cette souffrance indicible que la communauté de la classe feint, jusqu’au bout, de contenir en elle même. Les larmes qui jaillissent des yeux de Nathalie, plus tard, ou d’un petit kid appelant désespérément sa maman, vers la fin, redoublent cette impression de malaise vague et flottant. Ces instants de détresse, surgissant comme des trouées dans un récit trop étanche, chargent le film d’une gravité inquiète et ouvrent sur une atmosphère de violence larvée, aux confins du fantastique.
Les plus beaux films sur l’enfance, chez Comencini, Kiarostami, Miyazaki, tournent toujours autour de cela : le sentiment de perte, une menace indéfinie, le repli sur soi ou l’épanchement comme premiers pas fondateurs d’une possible accession au monde. Philibert, lorsqu’il s’attarde sur la recherche d’une enfant égarée au milieu d’un vaste champ d’herbes folles, semble revisiter une inoubliable séquence de Mon voisin Totoro. Retour à la scène mère: retrouver la trace de celui qui, déjà, s’est absenté loin du cadre et de l’image. La beauté du film vient de là, avoir su ne pas oublier qu’au cinéma, quoi qu’il dise ou qu’il fasse, un enfant sera toujours un fantôme.