La cour des grands
Sortant à point nommé en cette fin de vacances scolaires, Être et avoir pourrait bien être le gros succès de la rentrée cinéma avec une distribution conséquente, du moins pour un documentaire, sur plus de 100 copies / France. Le sujet (une école à la campagne) et les personnages (des enfants, un instituteur) filmés sur une année sont raccord avec l’ambiance de cartable neuf qui occupe les familles à J-6 de la date fatidique. Être et avoir est d’entrée de jeu coincé entre l’imagerie d’Epinal républicaine (la transmission heureuse et égalitaire du savoir) et la mièvrerie « rigolote » des minauderies enfantines (la menace « Ecoles des fans ») . On sent bien que ce double écueil, ou risque, à la fois intéresse Nicolas Philibert comme handicap à surmonter et le limite. D’autant qu’il est probablement pas insensible à ce que son sujet transporte de vignettes populaires, les bouilles des écoliers rougies par le froid, la barbe du maître, la maladresse des parents quand ils parlent de leur progéniture. Parce qu’il y a chez ce cinéaste, dans sa vision du monde, depuis Le Pays des sourds en passant par La Moindre des choses, une véritable utopie de la communauté, soudée par des liens secrets, des émotions d’autant plus fortes qu’elles sont intangibles et à peu près inarticulées, qu’il doit les saisir par-delà les évidences. Quand bien même celles-ci ont la drôlerie slapstick du déjà célèbre Jojo, 4 ans, tartiné de peinture, les crayons enfoncés dans les narines.
Fortin fictionnel. La classe de M. Lopez, ses élèves d’âges différents, les deux tortues, les dessins aux murs et l’hiver neigeux constituent en fait un véritable fortin fictionnel dressé contre l’adversité extérieure, une doublure de la réalité telle qu’on la trouve par exemple idéalisée dans toute sa splendide mélancolie par Hayao Miyazaki (Le Voyage de Chihiro ou Mon voisin Totoro qui ressort aujourd’hui). Les lettres de l’alphabet tracées d’une main indocile, le casse-tête d’une multiplication avec retenue, l’injonction à la règle d’une dictée où la langue française s’écrit selon les normes qui semblent tracées par on ne sait quelle peuplade absurde et, qu’avec un peu de chance, on ne devrait jamais croiser dans les parages, la leçon de choses sur le terrain, ou une des élèves semble avalée par les blés pour quelques instants d’Aventurra auvergnate : Être et avoir ne lâche jamais son idée selon laquelle l’apprentissage de la vie s’élabore dans le clair obscur où la stricte rationalité de l’institution le dispute à ce rêve à peine éveillé d’un collectif autarcique, un équipage précaire en lutte contre des démons déchaînés, ici la mémoire d’une élève se dérobant à la leçon aussitôt qu’elle est prononcée. Ou ces pugilats de cour de récré que rien ne semble motiver, sinon l’exaspération soudaine, semble t il, d’être enfermé avec des congénères à qui, au fond de soi, on déteste sans doute devoir ressembler.
Failles. Même l’élégant M. Lopez, à l’ironie si attentive et sympathique, montre ses failles, une solitude en mal d’épanchement. Quelque chose de triste dans le regard, quand il se souvient de son père défunt, immigrant monté d’Andalousie en France, une absence fugace, le nez en l’air à l’heure des bilans et de la retraite imminente. Le film de Philibert n’est jamais aussi beau, bien sûr, que lorsqu’il frôle ces zones d’effondrement personnel où il n’y a plus ni maître ni élève. Quand les connaissances transférées ou acquises dans le concile turbulent de la classe ne parviennent qu’à révéler, et rendre plus douloureuse aussi, la part d’inconnu encore à parcourir. Cette incompréhension dont chacun est fait et qui, souvent, pousse aux larmes.