Nicolas Philibert en immersion dans un hôpital psychiatrique
Frédéric Strauss / Télérama – 19 avril 2024
Après Sur l’Adamant, où il filmait un centre d’accueil pour personnes souffrant de troubles psychiques, le cinéaste s’intéresse cette fois à deux unités de l’Hôpital Esquirol, dans le Val-de-Marne. Son sens de l’écoute et son humanisme font encore merveille.
Beau et remuant, le voyage immobile continue. Sur L’Adamant (2023) l’avait lancé, documentaire filmé à bord d’une péniche qui ne quitte pas son quai parisien, devenue centre d’accueil pour des personnes souffrant de troubles psychiques. Cette fois, à peine le temps de survoler les bâtiments de l’hôpital Esquirol, autrefois « asile de Charenton », et l’on s’enferme dans deux de ses unités, l’une baptisée Averroès, l’autre Rosa Parks. Dehors, il y a des arbres, un peu de vent, mais on reste à l’intérieur, entre des murs blancs. C’est là qu’ont lieu des consultations avec des psychiatres, là où les patients parlent et là où s’ouvre leur monde, vraiment intérieur.
Pour nous faire basculer dans une réalité qui, souvent, semble se dérober, Nicolas Philibert fait débuter ce nouveau film par sa séquence la plus longue (un quart d’heure) et la plus vertigineuse. Un homme hospitalisé s’y voit proposer ce qu’il appellera bientôt « une porte de sortie convenable » : une chambre dans un appartement partagé. Mais, alors qu’il a donné son accord, après trois minutes, pour un rendez-vous d’évaluation, il se met ensuite à développer toutes sortes de considérations qui l’éloignent toujours plus de la « porte de sortie » et le maintiennent prisonnier de lui-même, homme-labyrinthe…
Une violence qui nous bouleverse
Au fil d’une quinzaine d’entretiens en face à face, s’impose une dureté bien plus grande que dans Sur L’Adamant. D’autant qu’on passe progressivement à des situations plus lourdes, des troubles mentaux plus marqués. On ne peut qu’être saisi par le sentiment que quelque chose s’est définitivement brisé. Comme pour ce garçon de 17 ans, aujourd’hui grisonnant et édenté, qui arriva, un jour, dans l’appartement de son meilleur copain, au cinquième étage d’un immeuble parisien, et jeta dans le vide le vélo qui se trouvait sur le balcon. Aussitôt interné pendant six mois, il ne retrouva jamais plus une vie normale.
La violence qui traverse Averroès et Rosa Parks nous bouleverse car, à aucun moment, Nicolas Philibert ne prétend pouvoir y changer quoi que ce soit. Demander des explications, des diagnostics, voire des solutions aux soignants : ce sont là des formules polies et simplificatrices qu’il laisse aux reportages des journaux télévisés. Ce qu’il apporte, c’est son écoute fervente, d’une infinie douceur et d’une générosité radicale. Ce film, il l’offre aux patients, restant comme en retrait pour mieux leur permettre d’y trouver leur place, d’en conduire le mouvement.
Dans les couloirs de la folie, dédale du désespoir pour des silhouettes fantomatiques qu’on aperçoit de loin en loin, résonnent aussi des mots vivifiants, porteurs de rêve, de questionnements utiles. Un homme explique qu’il a demandé à une infirmière comment elle faisait pour être « dans la psychiatrie » tout le temps : « Je trouve ça pas humain, et pour les patients non plus », dit-il. L’infirmière lui a répondu qu’elle prenait des vacances à la Guadeloupe. On rit parfois et on est ému aux larmes quand une vieille femme qui n’est que colère, peur et ressentiment, trouve un refuge dans le mot « paix ». Nicolas Philibert croit à un hôpital où l’humain a sa place, à une psychiatrie où le soin a un sens profond. II croit aux rencontres, au lien possible envers et contre tout. Son film est un partage inoubliable.