« L’affaire » Être et avoir


2 - À Nicolas P., documentariste, qui a connu le meilleur et le pire, par Alain Bergala - Les Cahiers du cinéma n° 592 - Juillet/août 2004

Cher Nicolas

Quelle peine j’ai éprouvée l’autre soir, devant ma télévision, au journal de 20 heures en tombant sur un sujet à propos du procès Être et avoir. Sujet plein de sous-entendus, un peu goguenard sur la fin, fondé sur une idée reçue démagogique : les gens de cinéma sont tous des pourris, toujours prêts à exploiter les innocents, c’est à dire les gens comme vous, téléspectateurs anonymes et moyens. Vous voilà, toi et Gilles Sandoz, assimilés par la télé à des gens de cinéma douteux, ayant abusé d’un instituteur et d’enfants innocents pour faire cyniquement de l’argent sur leur dos. On est en plein cauchemar médiatique. La réalité, que j’ai connue en direct, c’était un producteur très isolé, sans arrières, mettant toute son énergie et le peu d’argent dont il disposait pour te permettre de faire ce film dans les meilleures conditions possibles. C’est à dire avec du temps devant toi pour faire un travail sérieux, fondé sur la durée et sur des rapports de confiance réciproques et patiemment établis avec ceux que tu filmais. Le contraire absolu d’un « coup de cinéma » ce film a été fait comme devraient l’être tous les films, en pensant à lui comme à quelque chose de fragile, à protéger et à aimer à deux, le cinéaste et le producteur.

Personne, pendant ces mois de travail, loin de tout calcul médiatique, n’a jamais pensé une seconde que ce film pourrait être un succès public. Tout ce qui se plaide aujourd’hui dans les cours justice contre vous relève de la canaillerie pure et simple, de la mauvaise foi et de la cupidité la plus basse. J’espère que la honte en rejaillira sur ceux par qui le scandale est arrivé, mais le vrai scandale est évidemment ailleurs.

Les parents déclarent qu’ils font ce procès pour que leurs enfants, devenus adultes, ne se retournent pas contre eux en les accusant de ne pas avoir défendu leurs intérêts. Il y a pour le moins un «malaise dans la civilisation » si des parents d’aujourd’hui, en France, regardent leurs rejetons comme de futurs ennemis qui vont leur faire des procès plus tard. Il va leur falloir dorénavant consulter un avocat chaque fois qu’ils doivent prendre en tant que parents une décision d’éducation pour leurs enfants. Comment peut-on assumer son rôle de parent dans un tel état d’esprit? Mais se sont ils seulement demandé comment leurs enfants les considèrent aujourd’hui lorsqu’ils les voient renier ce qui a été leur attitude pendant deux ans. Car ils doivent bien mesurer avec leur expérience d’enfant, à quel point les arguments new look de leurs parents sont fallacieux et de flagrante mauvaise foi, eux qui ont pu évaluer ton attitude de cinéaste à leur égard, durant le tournage. Puisque ce sont bien les mêmes, ces parents, que ceux que j’ai vus à Cannes, ravis d’être là, légitimement fiers de leurs fistons et fifilles, heureux de l’accueil du public et des journalistes de tout poil. Mais c’était avant le succès public et commercial du film, l’un des plus inattendus des vingt dernières années dans le cinéma français, sans la moindre préméditation, je peux en témoigner. Quand je suis très pessimiste, je pense qu’avec un autre maître, d’autres parents et d’autres enfants il se serait passé la même chose après un million et demi d’entrées. Quand je reprends un peu espoir, je me dis que tu t’es humainement trompé sur le choix de cet instituteur, et qu’un autre n’aurait peut-être pas cédé aux sirènes de la renommée, des médias et du fric. Mais comment se poser la question d’une future célébrité possible des participants quand on entreprend un film comme celui ci ? Pour le coup cette démarche deviendrait calculatrice, ce qui est à mille lieux de ta personnalité. Ce que tu paies de la plus injuste des suspicions, finalement, c’est de ne pas avoir été assez suspicieux.

Le plus grave, à mes yeux, dans toute cette sinistre affaire, c’est que ces parents ont gâché à vie, pour ces enfants au nom desquels ils attaquent, une expérience d’enfant qui a été une chance unique et formidable rencontrer le cinéma à travers un cinéaste comme toi. Il n’y a qu’un vrai préjudice, bien réel celui là et irrémédiable, c’est celui que ces parents, bien mal inspirés, sont en train d’infliger moralement à leurs enfants. Je ne voudrais pas être dans leur peau ni dans celle de l’instituteur qui a à peu près tout bradé dans cette histoire son image, ses convictions, sa dignité d’homme et d’en­seignant. Mais qui peut encore prêter foi à quelqu’un qui pendant des mois était en train d’engager concrètement un procès tout en continuant à aller présenter avec chaleur un peu partout le film, en n’en disant que le plus grand bien?

Bientôt, sur les photos de classe, il manquera, au nom du droit à l’image, les enfants dont les parents n’auront pas signé le contrat avec le photographe local, au cas où, trente plus tard, l’un d’entre eux, devenu riche et célèbre, exploiterait l’image des autres en publiant cette photo de classe prise en CM2. Le règne tyrannique jusqu’à l’absurde du droit individuel à l’image a comme envers complice l’accélération du cynisme dans l’exploitation des mêmes individus par la télévision. Cette défense maniaque et préventive d’un pseudo respect de la personne n’est en fait qu’une « marchandisation » des êtres humains comme valeur d’échange : «Vous valez de l’argent ! Ne le laissez pas perdre ! » Il suffit de regarder n’importe quel public de plateau de jeu ou de variétés à la télévision pour mesurer à quel point cette liberté glapie par tous s’accompagne d’une ignoble aliénation des mêmes individus, à qui les médias font accepter avec le sourire leur propre humiliation et la perte consentie de leur dignité. Que toi   avec les films que tu as faits avant dans la plus grande discrétion, sans le moindre carriérisme, dans la précarité que connaissent la plupart des vrais documentaristes en France   tu te retrouves à devoir te défendre contre cet instituteur et les parents de ces enfants que tu as filmés avec la plus grande honnêteté   à un moment où la télévision ne devient que mépris, manipulation et crétinerie   relève moralement et intellectuellement d’une sinistre farce et d’un grave symptôme de l’époque.

Dans ce sujet du 20 heures, un mot blessant a été lâché. Tu aurais «bidonné» certaines scènes du film. Tu as demandé à des enfants de garder plusieurs jours de suite le même pull over, tu as proposé pour la scène des devoirs du soir à la maison une autre opération que celle du maître. J’en passe et des plus grotesques, il faudrait un Molière pour en faire un texte comique. On devrait montrer en boucle Nanouk l’esquimau à ceux qui vont avoir à juger ce procès, ou même seulement la construction de l’igloo, s’ils sont pressés. J’imagine que pour les plaignants être documentariste consiste à filmer planqué, sans interagir sur ce et ceux que l’on filme, dans une sorte de reportage caméra cachée. Heureusement pour toi et pour le cinéma, tu es convaincu avec d’autres documentaristes français (Denis Gheerbrant, Claire Simon, Jean Louis Comolli, Raymond Depardon, et quelques autres…) qu’une caméra voyeuse, non intervenante, ne peut saisir que l’apparence superficielle des êtres et des situations. La vérité, c’est autre chose, ça se travaille, ça se mérite, et ça passe forcément par l’affirmation calme de la place du cinéaste et de la présence de la caméra, par une relation affirmée au filmé. Ce qui est extraordinaire dans ces mauvais procès, c’est que ce sont précisément tes qualités de cinéaste que l’on te reproche. Tu es attaqué de n’avoir pas fait un mauvais reportage télé sur cette classe et ces personnes.

Cette histoire prouve en tout cas que le documentaire, quand c’est un vrai documentaire, agit toujours sur ceux qui y prennent part, d’un côté ou de l’autre de la caméra, comme un événement de leur vie : ce n’est pas rien d’avoir (et de voir) une image de soi exister sur un écran dans un vrai film. Cela devient forcément quelque chose qui compte dans la vie de quelqu’un. Il n’y a qu’une alternative : ou bien demander aux filmés de livrer devant la caméra la seule prestation attendue de leur rôle (par exemple « l’inondé pour la troisième fois » ou « le vacancier bloqué en gare par les grèves » des journaux télévisés, qui connaît par coeur son texte et son rôle pour l’avoir lui même vu jouer des dizaines de fois à 20 heures 27 sur son petit écran), ou bien prendre en compte le tournage comme une situation vivante mettant enjeu des personnes dans un contrat intersubjectif clair où chacun prend le risque de toute relation vivante : en être quelque peu secoué ou transformé. Mais ceci vaut pour toute rencontre dans la vie, le cinéma étant simplement un démultiplicateur d’inscription des émotions.

Aujourd’hui plus que jamais, il ne faut pas céder d’un pouce sur la condition sine qua non pour qu’il y ait encore des documentaires dignes de ce nom dans ce pays : un sujet (au sens d’une personne) ne s’achète pas. Imaginons le jour d’ « épouvante fiction » où avant de filmer sa boulangère ou son grand père, on lui fera signer un contrat progressif lui garantissant tel bénéfice jusqu’à 50 000 entrées, tel autre à 100 000, et tel autre à 1 million. La boulangère va forcément essayer de jouer une boulangère sympathique et pittoresque, susceptible de plaire à 100 000 spectateurs, et le grand père va se prendre aussitôt pour Raimu ou Fernandel. Autant arrêter tout de suite de faire des documentaires, qui ont un besoin vital de la dignité et de l’intégrité des personnes qui en sont les sujets, au deux sens du terme.

Je ne doute pas une seconde que les plaignants vont perdre ce mauvais procès, et à tous les niveaux. Le contraire signerait l’arrêt de mort de cette forme de cinéma qui se pratique simplement sans esbroufe, à hauteur d’homme, et dont nous avons besoin plus que jamais en ces temps de télévision sans foi ni loi où l’information s’éloigne de plus en plus du réel ainsi que du patient et humble travail que nécessite toute approche artistique de la vérité.

Ne te laisse pas trop atteindre, si c’est possible, par toute la vase malodorante soulevée dans cette « affaire », ceux qui connaissent tes films savent bien à quel point tout ceci n’a rien à voir avec ton travail, ni avec celui de Gilles. Que ce soit tombé sur vous, qui avez depuis toujours une morale exigeante dans votre travail, est juste une terrible mauvaise ironie de l’histoire.

Je t’envoie mon amitié et ma totale solidarité.

Alain B.

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