A la folie, Nicolas Philibert mode l’emploi
interview par Thierry Chèze
Première n°551
- Mai 2024
La Machine à écrire et autres sources de tracas conclut un triptyque entamé avec Sur l’Adamant et Averroès & Rosa Parks. Un voyage en psychiatrie passionnant où l’humanité du cinéaste nous permet de plonger dans ce monde secret sans le moindre voyeurisme. Secrets de fabrication d’un tour de force.
C’est en 1997 que Nicolas Philibert a consacré son premier documentaire à la psychiatrie : La Moindre des choses, fruit d’un été passé au milieu des pensionnaires et des soignants de la clinique psychiatrique de La Borde, en pleine préparation d’une pièce de théâtre. Un quart de siècle plus tard, il replonge dans ce monde secret, laissé le plus souvent loin des regards, à travers non pas un film mais une trilogie. D’abord Sur l’Adamant, Ours d’or à Berlin, focus sur une péniche parisienne qui offre un cadre de soins et d’activités culturelles à des malades. Ensuite Averroès & Rosa Parks, deux unités de l’hôpital Esquirol, où le cinéaste est allé capter des échanges entre soignants et patients. Et enfin La Machine à écrire et autres sources de tracas, où il suit des soignants bricoleurs au domicile de patients confrontés à des soucis domestiques…
Trois axes, trois visions différentes pour un triptyque qui restera comme un marqueur dans sa filmographie. Pourquoi et comment a-t-il envisagé ce nouveau voyage en psychiatrie ? Philibert nous dit tout.
Pourquoi avoir choisi de replonger dans le monde de la psychiatrie près de trente ans après La Moindre des choses ?
J’ai le sentiment de n’être jamais complètement revenu de La Borde. Car ce tournage a été une expérience humaine déroutante. J’ai été marqué à vie par ce lieu, par la manière dont il nous dérange, nous interpelle, nous et le monde dans lequel on vit. Pourtant, j’avais commencé ce film à re- culons.
Pour quelles raisons ?
J’avais l’impression que les patients qui s’y trouvaient n’avaient qu’une envie : qu’on leur foute la paix ! Les filmer pouvait vite transformer la souffrance en spectacle et virer à l’obscène. J’ai mis un an avant d’aller passer trois jours à La Borde. Et ce sont les patients avec qui j’ai échangé qui m’ont encouragé à faire ce documentaire, en m’expliquant qu’ils comprenaient mes peurs et mes scrupules et en m’assurant qu’ils seraient là pour m’aider. J’ai fait La Moindre des choses pour me confronter à mes appréhensions.
Est-ce que ces appréhensions étaient totalement levées quand vous avez décidé de tourner Sur l’Adamant ?
Oui, mais rien n’était prémédité. Tout est parti d’une invitation que j’ai reçue pour participer à un atelier de conversation autour de La Moindre des choses au centre de jour l’Adamant, un bateau-hôpital. J’ai alors passé deux heures avec des patients qui me poussaient dans mes retranchements. Il faut savoir qu’en psychiatrie, on est face à des gens qui semblent perpétuellement en quête de sens. Et cette rencontre, ce moment stimulant, fut le déclencheur de mon envie de revenir en psychiatrie et de consacrer un film à ce lieu atypique. Tout est hors normes là-bas : jusqu’à l’architecture et l’emplacement de l’Adamant, sur l’eau, au cœur de Paris, alors que les espaces réservés à la psychiatrie sont souvent cachés des regards.
C’est un endroit qui est très cinématographique.
Oui et c’est aussi la preuve que les lieux ont une dimension thérapeutique. C’est gratifiant pour les patients comme pour les soignants d’être dans cet es- pace accueillant, ouvert sur le monde…
À quel moment avez-vous envisagé de ne pas vous limiter à un seul film mais de tourner un triptyque ?
Pendant le tournage de Sur l’Adamant. J’ai eu envie d’élargir le champ et de montrer d’autres aspects plus durs de la psychiatrie. Et pas seulement pour éviter qu’on me reproche une fois de plus d’être un cinéaste qui ne regarde que le bon côté des choses. J’ai d’abord souhaité explorer plus largement le pôle psychiatrique Paris Centre à travers le quotidien de deux unités hospitalières, Averroès et Rosa Parks, où je me confrontais à la question de l’enfermement entre quatre murs. Il y avait l’idée que l’espace agit sur le ressenti du patient. Puis, quand j’ai appris que des soignants faisaient des visites à domicile à leurs patients, une troisième idée de film est née… Mais tout cela s’est concrétisé grâce à des personnes que j’ai rencontrées, que j’ai eu envie de suivre et de retrouver ailleurs.
Quand vous arrivez sur l’Adamant, avez-vous mis longtemps avant de sortir votre caméra ?
Non. Ça ne sert à rien d’attendre : la présence de la caméra rebat instantanément les cartes. Elle fait surgir des choses qui n’existaient pas dans les échanges préalables. Simplement, avant de commencer à filmer, je me présente, j’explique ce que j’ai en tête très concrètement : « Je viens faire un film de cinéma. Chacun pourra librement, à n’importe quel moment, refuser d’être filmé et je trouverai toujours une solution pour que ceux qui le désirent restent hors champ afin que personne ne se sente pris en otage et pour ne pas pertur- ber la bonne tenue des réunions. »
Combien de personnes vous entourent ?
Au maximum trois : un assistant caméra, un ingénieur du son et un stagiaire. Mais j’ai tourné la moitié de Sur l’Adamant seul, car je fais mes films sans idée préalable de ce que j’ai envie de montrer et encore moins de démontrer. Filmer ainsi facilite les confidences. J’ai un intérêt profond pour la parole et je cherche tout le temps à ce qu’elle puisse prendre tout l’espace et se déployer dans la durée.
Est-ce qu’il vous arrive d’éteindre votre caméra par pudeur ou par gêne face aux confidences ?
Ça m’est arrivé sur De chaque instant (2018) quand je sentais lors d’entretiens entre des élèves infirmiers et leurs tuteurs que la conversation bifurquait sur des choses qui ne me regardaient pas. Ça ne s’est pas produit ici. Par contre, j’incite toujours ceux que je film à m’interrompre dès qu’ils n’ont pas envie de partager des choses.
Cette trilogie raconte trois aspects très différents de la psychiatrie. D’un point de vue formel, comment les avez-vous construits ?
De manière très pragmatique. Depuis que je réalise des documentaires, j’ai ap- pris à faire avec, à espérer que l’imprévu surgisse et vienne tout bouleverser. C’est la raison pour laquelle je ne fais pas de fiction. J’ai besoin de ne pas savoir à l’avance de quoi le film sera fait, d’avoir une forme de cécité face à mon propre travail. Si les intentions sont trop franches, y compris en termes de réalisation, je sais que je vais droit dans le mur. Il y a pourtant une exception : ma volonté de finir Sur l’Adamant dans le brouillard. Je voulais symboliser ce lieu dans lequel on ne distingue pas toujours les patients des soignants et signifier qu’un tel endroit est voué à disparaître. Mais pour le reste, tout s’est construit au fil des prises de vue.
Vous n’êtes pas allé faire des repérages dans les appartements de La Machine à écrire ?
Non. Je les ai tous découverts le jour du tournage. Et dix minutes plus tard j’ai sorti ma caméra. D’ailleurs les séquences où je suis revenu une deuxième fois chez certains patients ont été coupées au montage. Tout semblait trop installé, et ma démarche paraissait trop velléitaire pour que leur parole sonne de manière naturelle.
Votre position de cinéaste évolue pourtant au fil des trois films…
Oui, dans Averroès & Rosa Parks, je m’efface pour laisser la place aux échanges entre les patients et les soignants. Puis je redeviens présent dans La Machine à écrire, comme je le suis dans Sur l’Adamant.
À quelle place êtes-vous le plus à l’aise ?
J’aime faire comprendre aux spectateurs qu’il y a quelqu’un derrière la caméra. Pas par souci de me montrer, car on ne me voit pas. Mais pour respecter la réalité de ce qui s’est passé. Je dis toujours aux gens que je filme : « Faites comme si j’étais là ! » Je ne fais pas des films à discours, ou sur des sujets. Ce qui m’intéresse c’est de montrer que mes documentaires sont des films dans lesquels j’emmène les spectateurs à la rencontre d’un petit monde. Sentir ma présence est dont intimement liée aux projets.
En montrant les conséquences du manque de moyens accordés à la psychiatrie, votre démarche prend aussi un tour politique…
La psychiatrie que je montre, qui prend le temps d’écouter, est en effet en souffrance. Il suffit d’ouvrir n’importe quel journal pour le savoir. Mais je n’ai pas fait ces films dans ce but. Je laisse des patients exprimer cet état de fait quand ils disent qu’ils osent à peine déranger les infirmiers car ils courent tout le temps. Je ne surplombe pas les situations, je les donne à voir.
Vous commencez à monter pendant le tournage ?
Non, j’attends d’avoir terminé. Et je perçois d’ailleurs intuitivement que je dois m’arrêter quand le désir de monter prend le dessus sur l’envie de continuer à filmer.
Quel a été le plus complexe des trois films à monter ?
Sur l’Adamant, car il comptait la plus grande disparité de séquences et de situations : des réunions, des ateliers, des personnes qui se mettaient à me faire des confidences face caméra, d’autres qui chantaient… Le tout sans chronologie préalable, pas de début, de milieu ou de fin. Je devais inventer une forme, une narration. Alors que sur Averroès & Rosa Parks, où je filme des entretiens en longueur, le montage consistait à les raccourcir et à trouver le bon ordre. Idem pour La Machine à écrire, où j’ai décidé d’enchaîner chaque visite et de ne pas les entremêler, pour ne pas jouer avec la réalité.
Cette trilogie pourrait-elle devenir un jour une quadrilogie ?
Il est bien trop tôt pour évoquer un nouveau projet alors que je viens de terminer ce triptyque. Comme disait André S. Labarthe, une fois que les films sont faits, il faut commencer par les « inachever » !