La folie douce


Rencontre avec Nicolas Philibert et Linda de Zitter, par Patrick Williams
Magazine Elle - 13 avril 2023

Vingt ans après Être et Avoir, le documentariste Nicolas Philibert a posé sa caméra délicate dans un hôpital psychiatrique pas comme les autres où tra- vaille la psychologue Linda De Zitter. Ours d’or à Berlin, Sur L’Adamant donne à entendre les voix des malades et de ceux qui les soignent.

Le film qui va vous faire le plus de bien cette année ? Et si c’était Sur L’Adamant, le documentaire de Nicolas Philibert consacré à un centre d’accueil psy- chiatrique situé sur une péniche parisienne ? Car ce film sur la folie a un effet antidépresseur étonnant, raison sans doute pour laquelle il a reçu l’Ours d’or au festival de Berlin en février dernier. Ce documentaire invite le spectateur à prendre le temps d’écouter des personnes qui le sont rarement dans la vie courante, tant leurs gueules abîmées et leurs discours étranges pourraient être sources d’inquiétudes. Or cette humanité bizarre se révèle pleine de poésie et de bienveillance. De quoi nous aider à accepter notre propre « singularité ». Réalisateur en 2002 du célébrissime Être et Avoir, sur une classe primaire en Auvergne, Nicolas Philibert a eu l’idée de ce film grâce notamment à Linda de Zitter, psychologue clinicienne et psychanalyste qui travaille sur L’Adamant. Ces deux-là se connaissent depuis longtemps, puisqu’ils se sont rencontrés il y a presque trente ans quand Nicolas tournait un documentaire, La Moindre des choses, sur la clinique psychiatrique de la Borde. Nous avons trouvé intéressant de les réunir pour parler de L’Adamant, un lieu atypique qui s’inspire de la « psychiatrie institutionnelle » développée par Jean Oury à la Borde : impliquer au maximum les patients, les inviter à « co-construire » les soins. Mais qui dépend aussi du Pôle Paris Centre et qui, à ce titre, s’inscrit dans le réseau psychiatrique parisien « classique ». Interview au fil de l’eau.

Elle : Pourquoi avoir fait ce film aujourd’hui, alors que vous aviez déjà réalisé un documentaire consacré à un établissement psychiatrique ?

Nicolas Philibert : La psychiatrie est une loupe, un miroir grossissant de notre humanité, et, pour un cinéaste, c’est un champ immense, inépuisable qui nous donne à réfléchir sur nous-mêmes, sur nos limites, nos failles, sur les tourments de l’âme humaine et sur le monde en général. Si j’ai eu à cœur d’y revenir, c’est aussi parce que ces dernières années la psychiatrie s’est considérablement dégradée. L’Adamant échappe au désastre, mais on constate partout un manque alarmant de moyens, de lits, de personnel. Tout se passe comme si notre société ne voulait plus voir les fous autrement que comme des gens dangereux, violents, ce qui est rarement le cas. Estomper cette image a constitué une motivation supplémentaire.

Elle : Linda De Zitter, vous travaillez sur l’Adamant en tant que psychologue. Est-ce que vous avez influencé Nicolas Philibert ?

Linda De Zitter : Oui peut-être, en partie. Je suis de celles et de ceux, soignants, patients et architectes, qui ont cofondé l’Adamant il y a un peu plus de quinze ans, et j’y travaille toujours. Cela fait donc des années que nous en parlons, Nicolas et moi. Mais notre intérêt commun pour la psychiatrie est plus ancien. Nous nous sommes rencontrés en 1995, quand il tournait son film à la Borde. À l’époque, j’y travaillais.

Elle : Qu’est-ce qui a été le plus difficile ou le plus surprenant sur ce tournage ?

N.P. : Tout est difficile dans un film ! Le plus délicat, c’est de ne pas se perdre dans le collectif. Sur l’Adamant, il y a beaucoup de passage. Certains jours, il peut y avoir quarante personnes, parfois plus. On ne peut pas montrer tout le monde à l’écran, sinon le spectateur ne s’y retrouverait pas. Il faut faire des choix, faire émerger des personnages récurrents. Cela ne va pas de soi.

Elle : Et vous, Linda De Zitter, qu’est-ce qui vous a frappée dans le documentaire ?

L.D.Z. : Je trouve qu’il y a une résonance très forte avec notre logique de travail. Après la projection, un des patients, Patrice, a dit : « Dans ce film, il n’y a pas de frontières entre les gens. » En effet, dans le film de Nicolas, on a parfois du mal à savoir qui est soignant et qui est soigné. Sa caméra atténue les clivages entre la folie et la normalité. C’est exactement ce que nous essayons de faire sur l’Adamant, au quotidien. Ne pas mettre les gens dans des cases.

Elle : Votre film permet de s’approcher au plus près de la folie, sans qu’elle nous effraie. Était-ce votre objectif ?

N.P. : Oui, sans doute. J’essaie à travers ce film de faire tomber une peur, d’estomper les clichés. Sur l’Adamant, j’ai rencontré des gens fragilisés par la souffrance mentale, mais qui peuvent parfois aussi se montrer très lucides, pleins d’humour. Même s’ils sont certains jours submergés par leurs angoisses. En fait, j’essaie d’aider le spectateur à faire le chemin que j’ai moi-même parcouru. Car, comme tout le monde, j’avais des a priori. Je fais des films pour aller à la rencontre des autres, avec tout un tas de questions, en essayant d’abandonner certitudes et idées reçues.

L.D.Z. :  Le film de Nicolas souligne la dimension politique de notre travail. Dans un lieu comme l’Adamant on essaie de faire de la psychiatrie autrement, de modifier le regard sur la folie. On considère que pour pouvoir soigner l’autre, il faut qu’il puisse être coauteur de ses soins, participer à la vie quotidienne de l’Adamant, de la cité. Il pourra être invité à tenir le bar, à faire les comptes, à proposer des activités, etc. On est loin de l’image qui colle à l’hôpital psychiatrique avec les pièces fermées, les longs corridors. Nous pensons que pour soigner, il faut prendre soin de l’institution, des ambiances. Par exemple, l’architecture compte beaucoup. De ce point de vue, l’Adamant est une réussite : un bâtiment flottant au cœur de la ville, avec ses grandes baies vitrées ouvertes sur le monde.

Elle : Votre film montre une vision du milieu psychiatrique très apaisée, presque réconfortante…

N.P. :Quand on vient pour la première fois dans un lieu comme l’Adamant, on a un peu d’appréhension, mais on perçoit vite une ambiance particulière, une attention des uns aux autres, quelque chose qui nous repose de la société « nor- male ». Même s’il y a beaucoup de souffrance aussi, bien sûr. C’est un endroit où, étonnamment, on peut se sentir bien. Où l’on oublie les normes pesantes de la société, le stress que nous avons à toujours devoir rester dans la norme.

L.D.Z. : D’ailleurs, parfois, on ne sait plus très bien qui soigne qui ! Quand on travaille, comme nous essayons de le faire, avec des personnes aux modalités d’existence si singulières, on est modifié soi-même. Ce sont des endroits qui ont un effet revitalisant, qui nous permettent d’assumer un grain de folie.

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