Nicolas Philibert, retour en psychiatrie
Propos recueillis par Sophie Grassin (extraits)
L'Obs
- 13 avril 2023
Depuis plus de vingt ans, Nicolas Philibert, surtout connu pour un « block-buster » impromptu, Être et avoir, documentaire bourré d’humanité sur une école de campagne présenté au Festival de Cannes, pose avec ses films des questions politiques et sociales. Il s’est jeté dans la gueule du Louvre (La ville Louvre), a embarqué sue la grande nef de Radio-France (La maison de la radio) et s’arrime, cette fois, à l’Adamant, hôpital de jour ancré sur la Seine recevant des patients atteints de troubles psychiatriques, où il prouve une fois de plus l’acuité de son regard. Ni voix off ni scènes préconçues, pas de jugement ou d’explication. Rencontre avec un cinéaste de la trempe d’un Depardon.
Que vous faut-il pour commencer un film ? Un lieu ?
Un projet. Une école à classe unique en Auvergne, la clinique psychiatrique de La Borde, une école d’infirmiers ou l’Adamant font naître en moi une promesse : l’éclosion de quelque chose, peut-être. Le collectif m’attire. D’un documentaire à l’autre je n’interroge qu’une chose : l’altérité. « J’écris des livres pour savoir ce qu’il y a dedans », disait Julien Green. Je me situe dans la même démarche. Je ne traite jamais d’un sujet. Traiter un sujet c’est s’y préparer. Bien sûr il faut en savoir un peu pour donner le change aux décideurs. Mais si j’en sais trop, je n’ai plus envie de tourner.
Est-ce la raison pour laquelle vos films ne s’appuie jamais sur le commentaire ? Et quand avez-vous décidé de cette « méthode »?
Tout de suite. Cela correspond à ce que je suis au fond. Je veux apprendre des autres, prendre les spectateurs par la main : venez, on va partir à la rencontre de… Encore une fois, pas question d’enfermer le film dans des certitudes ou du discours « sachant ». Bien sûr il y a une intention : estomper les clichés. renverser le regard que beaucoup portent sur la psychiatrie ou autre chose. J’ai des convictions, une tonne d’interrogations. Si mes documentaires posent des questions, tant mieux. Les films sont faits pour maintenir les questions ouvertes.
L’Adamant apparaît comme un îlot protecteur dans un secteur très en souffrance.
Sur l’Adamant marque mon retour en psychiatrie après La moindre des choses. En vingt-cinq ans, le système s’est dégradé par manque de personnel et de moyens. Quand la paperasse et les directives vous écrasent, que devenez-vous ? Un garde-chiourme. Singulier, l’Adamant tranche. Des structures flottantes, il n’y en a pas 36000, déjà. L’espace, la proximité de l’eau… Je suis convaincu que l’architecture, tout comme l’ambiance, participe du soin. La psychothérapie institutionnelle, c’est ça : soigner l’institution pour soigner tout court. Lutter contre ce qui la menace. : management, bureaucratie, ronron. Effervescent, le lieu fait un travail sur lui-même. Il s’efforce de pratiquer une psychiatrie sur mesure. De coconstruire la vie quotidienne.
D’ailleurs, dans votre film, on ne sait jamais très bien qui sont les patients et qui sont les soignants.
Rie ne permet, en effet, de faire le distinguo entre les ge,s dits normaux et ceux qui ne le seraient pas. La frontière, si frontière il y a, est poreuse. Nous sommes de la même pâte. Je me tiens là, « là, avec… », dans une présence affirmée. Parfois, de petits moments de conversations s’improvisent. Je tente de créer les conditions permettant à ceux qui le souhaitent de me donner quelque chose. De créer une confiance. Chacun doit se sentir libre de dire oui ou non à la caméra.
François, un patient, livre une version fervente de La Bombe humaine, du groupe Téléphone. Saviez-vous d’emblée que vous teniez là votre scène d’ouverture ?
J’y ai teès vite pensé. La troisième phrase de la chanson – « Je veux vous parler de moi, de vous » – prenait une signification très forte dans ce contexte. Il fallait demander les droits. La production a contacté Universal. « Ce n’est pas gagné. Il suffit que l’un des membres du groupe accepte pour que les autres refusent. » Bref, on a envoyé la séquence et j’ai dit à François : « Ecoutez, je ne vous promets rien mais on a montré la scène à Téléphone. – Quoi? Ils m’ont vu chanter ? » Il était bouleversé.
Le film fait surgir des personnalités comme Frédéric. La folie peur effrayer, or on est en empathie avec lui.
Frédéric, qui passe une partie de ses nuits à écouter France Culture, dessine , écrit, compose, connaît des centaines de films plan par plan, est quelqu’un de tout à fait extraordinaire au sens plein du terme. Oui, ce film change nos perceptions, mais ce chemin, je l’emprunte aussi. Ce qui est trop différent, trop basané, ce qui ne nous ressemble pas, effraie. Je fais des films pour combattre ma peur.
L’éducation, une école d’infirmier (De chaque instant)… vos documentaires sont au coeur du politique.
Ils accordent de l’espace à la parole, et, ici, de la considération aux patients parfois campés comme des individus violents. Certains médias et une partie de la classe politique reproduisent ces clichés. Après un ou deux faits divers, on a vu les lois sur la psychiatrie se durcir sous la présidence de Sarkozy. Pourtant, une grande majorité des malades psychiatriques ne sont dangereux que pour eux-mêmes… Le réalisateur Jean-Louis Comolli a dit : « La véritable dimension politique du cinéma ? Faire que soit reconnue entre l’écran et la salle la dignité des uns par les autres. » Tous les films ne mettent pas les spectateurs au même endroit. Certains les traitent avec dignité, d’autres n’en ont rien à faire. À quelle place un film assigne-t-il son public ? André Labarthe, autre cinéaste philosophe, pensait : « Un mauvais film, c’est un film qui n’a pas besoin de moi. » De « moi », spectateur.
(…)
Vous débutez grâce à René Allio. Dans quelles circonstances ?
À 19 ans, je suis stagiaire sur « Les Camisards ». Je ne sais rien faire. Allio, figure paternelle, ou grand frère, me donne confiance : T’es pas plus bête qu’un autre, tu vas te débrouiller. »Je deviens premier assistant sur Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma soeur et mon frère… Formidable ! Avec Gérard Mordillat, nous décidons de réaliser La voix de son maître, sur les grands patrons. Le documentaire, je sais à peine ce que c’est. J’ai dû voir Le Chagrin et la pitié (de Marcel Ophuls, NDLR) et deux films de Frédéric Rossif. Je découvre Fredérick Wiseman et Johan van der Keuken. Que Frederick ait pris le temps de venir à une projection de Sur l’Adamant me touche. 93 ans, 50 films. Discret, drôle, gentil. J’ai le plus grand respect pour son obstination.
À quel moment trouvez-vous votre manière ?
Avec La ville Louvre (1990), le premier film dont je me sens pleinement l’auteur. Une commande et un jour de tournage. Les travaux du Grand Louvre commencent. Les collections se déplacent, on crée une voie de circulation souterraine. Je filme la sortie des réserves d’immenses toiles de 12 mètres enfermées depuis l’Occupation. Mission accomplie. Mais, avec ma petite équipe, je décide de revenir trois semaines d’affilée en me glissant dans le musée par une porte dérobée. On entre avec une telle assurance que tout le monde pense qu’on a le droit d’être là, nous les sans-papiers du Louvre. Dominique Païni, le Monsieur Audiovisuel du lieu, nous protège : « Dominique, Mme Unetelle nous a repérés », « Planquez-vous ». Il finit par prévenir le directeur, Michel Laclotte. On organise une projection de rushes; il arrive un peu pressé, un peu bourru, mais décrète : « Vous êtes chez vous. » Aucun musée n’avait laissé filmer ses entrailles, et je suis inconnu au bataillon.
Avec Être et avoir (2002), près de 2 millions d’entrées, et malgré le procès intenté par l’instituteur Georges Lopez, qui espérait des dividendes (il a été débouté), vous rencontrez le succès. Il vous inhibe ?
Inattendu, il me dépasse un peu. Mais, à 50 ans, je garde les pieds sur terre. Je pense déjà à Retour en Normandie, film sur le tournage de Moi, Pierre Rivière. Je ne suis pas du tout sûr de le financer, je profite du crédit que me donne Être et avoir pour le monter. Il rend hommage à René Allio, l’homme qui m’a fait la courte échelle. Je veux retrouver ses acteurs éphémères, des paysans cherchés de ferme en ferme. Les entendre me raconter comment le cinéma a pu les armer pour la vie. Je tourne Retour en Normandie au nez et à la barde des producteurs d’Être et avoir, qui aimeraient bien sinon un Être et avoir 2, du moins réitérer l’expérience. Je prends le contrepied sciemment. Retour en Normandie ne marche pas, mais il existe. J’ai songé très tôt : puisque c’est dur de trouver des financements, autant s’y plier pour des choses dont tu as vraiment envie. Je reste fidèle à cet état d’esprit.