Dernier volet du triptyque initié avec Sur l’Adamant puis Averroès & Rosa Parks, le film poursuit sa plongée au sein du pôle psychiatrique Paris centre. Ici, le cinéaste accompagne des soignants bricoleurs au domicile de quelques patients soudain confrontés à un problème domestique, un appareil en panne, etc…
Ce film a été réalisé avec la complicité de Linda de Zitter
Image Nicolas Philibert, assisté de Rémi Jennequin, Pauline Pénichout • Son François Abdelnour, Erik Ménard, Nicolas Philibert • Montage Nicolas Philibert, assisté de Janusz Baranek • Montage son Jonas Orantin • Mixage Emmanuel Croset • Étalonnage Christophe Bousquet • Directrice de post-production Delphine Passant • Producteurs Miléna Poylo & Gilles Sacuto, Céline Loiseau, assistés de Clément Reffo, Coline Perraudin, Saële Simon • Une production TS Productions • Avec la participation de France Télévisions, Les Films du Losange, Universciné • Avec le soutien de Ciné+
Avec (par ordre d’apparition) Patrice d’Hont, Walid Benziane, Goulven Cancouët, Muriel Thouron, Jérôme Délia, Ivan Vdovine, Gad Abécassis, Frédéric Prieur, Bruno Voillot, Céline Fogler
Distribution France & ventes internationales Les Films du Losange
Sortie salles France : 17 avril 2024
Restaurer les âmes, réparer les objets, par Nicolas Philibert
En plein tournage sur l’Adamant, j’apprends un jour de la bouche d’un soignant que quelques-uns d’entre eux forment un petit groupe qui s’est donné pour mission de porter secours à tel ou tel patient quand l’un d’entre eux se trouve confronté à un problème domestique : une fuite d’eau, un meuble à monter, des étagères à fixer, un appareil en panne, etc. L’information pique ma curiosité. Le petit groupe s’appelle « L’orchestre ». Ils sont quatre ou cinq et interviennent par roulement, deux par deux. Jusqu’ici je ne me suis pas tellement préoccupé de filmer en dehors de l’Adamant, mais après tout pourquoi pas ? J’ai envie d’explorer cette piste. Un patient, Patrice, va bientôt m’en donner l’occasion.
Patrice est une figure emblématique de l’Adamant. Hiver comme été, cet homme s’y rend chaque matin dès l’ouverture des portes, va s’assoir à « sa » table et se lance sans tarder dans l’écriture d’un poème en alexandrins. De retour chez lui, il s’installe devant sa machine à écrire et retranscrit le poème du jour. Cette pratique quotidienne semble être ce qui le tient depuis des années. Chez lui, plus de huit mille poèmes s’entassent dans des chemises. Mais voilà qu’un jour sa machine à écrire se bloque. Les jours passent, les manuscrits s’accumulent. Patrice est dans tous ses états. L’orchestre se mobilise. Walid et Goulven proposent de faire un saut chez lui, sans garantie de réussite : trentenaires l’un comme l’autre, ils n’ont encore vu de machine à écrire qu’au cinéma. Ils acceptent que je les accompagne. Les voilà bientôt à l’œuvre. Je filme et engrange une belle séquence.
Pour moi, ce premier pas de côté en appelle d’autres. Les membres de L’orchestre sont régulièrement sollicités, d’autres visites à domicile les attendent. Restaurer les âmes, réparer les objets… Pourquoi ne pas continuer à les suivre ? Parallèlement, j’ai entrepris des repérages au sein des unités Averroès et Rosa Parks de l’hôpital Esquirol, où séjournent certains passagers de l’Adamant que j’ai filmés et avec qui j’ai un bon lien. L’idée de faire un triptyque plutôt qu’un seul film commence à me hanter. Les trois films formeraient un ensemble, tout en demeurant indépendants les uns des autres : on y retrouverait certains visages, on pourrait les voir dans n’importe quel ordre, on ne serait pas obligé de voir l’un pour voir les autres.
Muriel débarque un jour sur l’Adamant, complètement abattue : son lecteur de CD vient de la lâcher. Elle ne fréquente le « bateau » que depuis peu, mais tout le monde a eu le temps de remarquer son humour mordant, son sens de la répartie. Or cette fois, fini de rire : sans sa musique, dans le foyer d’accueil où elle vit, les journées sont interminables. Le silence l’insupporte et l’angoisse. Pour tromper l’ennui elle allume la radio, mais aussitôt celle-ci « l’insulte ». Elle se sent menacée. Walid et cette fois Jérôme, un autre membre de L’orchestre, lui proposent de venir y jeter un coup d’œil. Muriel accepte que je vienne avec eux. Je l’ai filmée plus d’une fois sur l’Adamant et nous avons un bon contact. Le jour dit, j’arrive chez elle un peu avant eux. La chambre est minuscule : 9 m2 grand maximum. Un lit, une chaise, une table, et cette mini-chaîne qui fait des siennes. Nous commençons à bavarder. Je filme. Elle espère qu’ils vont faire un miracle.
Nouveau changement de décor. Me voici chez Frédéric, autre grande figure de l’Adamant, que Bruno et Céline sont venus aider à faire un peu de rangement. On peine à s’y mouvoir parmi les piles de livres en équilibre, les cartons à dessins, disques vinyles et objets en tous genres qui envahissent l’espace – cuisine, salle de bains comprises – sans parler des planches de BD, affiches, collages et albums que confectionne cet ancien élève des Arts Appliqués, ni des enregistrements et montages sonores qu’il réalise et retravaille inlassablement au moyen du petit magnéto à cassettes qui ne le quitte jamais. Frédéric ? Difficile de décrire en quelques mots cet homme enfermé dans son monde, un monde où se croisent et se recroisent sans fin les Doors, les Pink Floyd, Tintin, Baudelaire, Rimbaud, Apollinaire et Cocteau, Robert Bresson, Jacques Rivette, Wim Wenders et Agnès Varda, Van Gogh et Antonin Artaud… J’en passe ! Homme de grande culture aux multiples talents, un jour dessinateur, le lendemain musicien, poète ou bédéiste, et avec ça blagueur, affable, alerte, hyper sensible et tendre, dont on comprend peu à peu que la lecture du monde est comme prisonnière de ces icônes au point de revisiter toute chose, jusqu’au moindre évènement de sa vie, à la lumière de leurs œuvres et de leurs destinées en un jeu de miroirs et de correspondances sans cesse réactivé.
À l’issue de ce dernier tournage, j’ai le sentiment que pour un peu, ces trois « visites » pourraient à elles seules former un film, mais je n’en suis évidemment pas là ! Je décide de laisser la pâte reposer, et je me replonge dans le projet Adamant. Plus tard, soucieux de consolider ce projet, j’accompagnerai deux nouvelles fois Bruno chez Frédéric et reviendrai également chez Patrice filmer, seul, une conversation avec lui. Enfin, j’accompagnerai deux membres de l’orchestre à Maisons Alfort pour filmer le déménagement et l’installation d’un autre patient.
La fin du tournage et le montage de Sur l’Adamant, sa sortie en salles en France et dans divers pays étrangers, le tournage d’Averroès & Rosa Parks et son montage me tiendront longtemps éloigné de ce troisième opus. À l’automne 2023, entre deux voyages, je reprends contact avec Jérôme et Walid : il me semble indispensable de filmer une visite supplémentaire chez un patient ou une patiente plus jeune. Je m’en remets à eux et attends qu’ils me fassent signe. Fin novembre, ils m’appellent : une visite se profile chez Ivan, qui a des difficultés avec son imprimante et son lecteur de dvd. Nous prenons rendez-vous. Je le rencontre en leur présence sur l’Adamant. Ivan est d’accord pour que je vienne filmer chez lui. Gad, son colocataire, nous fera la surprise de débarquer en plein tournage.
Fin 2023, j’en ai presque terminé avec la post-production d’Averroès & Rosa Parks. Il est urgent que je monte et que je finalise ce troisième volet que les Films du Losange souhaitent sortir dans les salles en avril, dans la foulée du second. Je décide de ne garder que les trois séquences initiales, tournées chez Patrice, Muriel et Frédéric, qui sont les plus improvisées – les suivantes me semblant trop « installées » – ainsi bien sûr que la toute dernière, chez Ivan et Gad. Quelques secondes de noir sépareront chaque visite de la précédente. Je veux que ce film garde un côté brut, fragile et artisanal, ne souhaite lui ajouter ni musique ni fioriture d’aucune sorte.