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Du matin au soir, La Maison de la radio résonne de tous les bruits du monde

« La radio a tout ce qu’il faut pour parler dans la solitude. Il ne lui faut pas de visage ». (Gaston Bachelard)

Par son sujet, et la manière dont il se développe, La Maison de la radio, condense idéalement le thème central de l’oeuvre de Nicolas Philibert. Ce thème, nous le savons, visite à travers divers modes et milieux, l’espace de la parole, de l’écoute et du langage. Mais c’est parce qu’il est d’abord cinéaste que Nicolas Philibert nous donne mieux à voir et à entendre une parole si nécessairement accordée à une voix, un corps et un visage. La Maison de la radio est le lieu, par excellence, du travail des mots, de la parole et du chant. C’est entre les murs de cette grande maison, dans un bureau, une salle ou un studio que, chaque jour, se réalise cette prodigieuse opération, toujours recommencée, toujours nouvelle et ininterrompue.

Au commencement du film, on songe à une nouvelle Tour de Babel; toutes sortes de voix se mêlent, se chevauchent et se mélangent comme dans un brouillon inécoutable. Elles circulent toutes ensemble mais on ne voit encore personne qui les reçoit. Voilà donc le matériau de départ : cette surabondance de voix, de mots et de phrases qui s’entrechoquent, ne peuvent s’extraire de ces murs ni de ces longs couloirs où elles ont pris naissance. Nous les percevons un peu comme ces fils électriques qu’un technicien doit toujours lier et ordonner dans un même sens, dans une même direction. Qui parle donc à cet instant où toutes les voix se mêlent ? Qui écoute tout près de là, ou à l’autre bout du monde, ces voix venues d’ailleurs ; un ailleurs qui n’est autre que cette Maison de la radio ;grand corps astral, planté en plein Paris, étrange soucoupe aux reflets de nuit et de métal.

Depuis ses tout premiers films, Nicolas Philibert se place en permanence sous le signe du langage. Il l’explore et le représente jusque dans ses marges (Le Pays des sourds, La Moindre des choses) et dans une approche qui inclut aussi la condition animale  (Un animal, des animaux, Nénette).Et c’est en premier lieu le travail sur les mots, la matière du langage, la nature de ses liens avec le corps et la voix dont il est directement question ici. Car, même vécue dans la plus grande solitude, l’écoute s’allie toujours à l’autre, à une présence connue ou inconnue. Ici, à tout moment, l’acte de parole se fait action ; une action qui ne se limite pas seulement au verbe car les mots s’accompagnent toujours de gestes, de regards et de mouvements. Si l’on établissait un répertoire des voix et des sons qui se succèdent d’une séquence à l’autre, on observerait que ces voix n’existent jamais sans un certain rapport à l’ écoute ; une écoute proche ou lointaine, visible ou invisible, secrète ou partagée.

Dans l’une des premières scènes du film, nous découvrons un jeune journaliste recevant une « leçon de radio » d’une femme de métier. Elle lui apprend qu’un texte devant être lu à voix haute ne se plie pas aux mêmes lois que celles de la lecture silencieuse. Ailleurs, sur l’écran, le visage de celui, ou de celle qui attend révèle sous ses traits sensibles le progrès de son écoute. L’écrivain(e) que reçoit Alain Veinstein dans son émission si bien nommée Du jour au lendemain, est visiblement empli de ce silence qui précède la venue des premiers mots. Quelque chose se prépare dans une attente légèrement prolongée. Et tout le poids de cette attente passe sur le visage de l’invitée qui, à cet instant, ne se nourrit que de silence. Un autre exemple d’écoute solitaire apparaît dans la séquence du preneur de sons caché en pleine nature ; là, au cœur de la nuit, jaillira bientôt le cri d’un étrange oiseau. Je pense également à la performance du chanteur galicien, saisi au plus près de son visage ; un visage redessiné par la puissance de son chant qui n’est que voix, organe de la voix, voix pure, sons sculptés, éclats et vibrations. Il y a aussi la séquence d’enregistrement d’une pièce radiophonique où l’on observe, en premier plan, le visage tendu de Marguerite Gateau ; sa recherche, ses interrogations et ses regards révèlent le lent et difficile travail d’une écoute où il faut savoir choisir entre deux phrases ou deux tonalités ; entre un son et un autre, ou encore la pertinence d’un bruitage.

Du matin au soir, La Maison de la radio résonne de tous les bruits du monde ; de toutes les voix possibles, de musiques, de chants, de mille sonorités et parfois aussi du savant dosage de petits bruits qu’il faut savoir inventer. Au-delà de la clôture de chaque émission, cette Maison demeure un chantier ouvert; c’est à la fois un vaste chantier et une œuvre en cours. Un objet qui circule librement dans l’espace, n’ayant pas vocation de se refermer sur lui-même. Gaston Bachelard, qui a beaucoup aimé la radio, s’est interrogé sur cette portée immense de l’acte radiophonique, sur cette parole mondiale pour laquelle il inventa un mot susceptible d’en condenser toute la variété diffuse. Ce mot, c’est la logosphère.

Enfin, lorsque le jour décline, et que la nuit tombe, le calme revient, mais sans que la grande maison ronde ne cesse vraiment de tourner. Elle ne s’endort jamais tout à fait. Le travail continue en silence et, ici ou là, quelques petites lumières éparses éclairent le visage de ceux qui sont déjà là.

Au petit matin, l’enveloppe lisse de La Maison de la radio s’éclaire à nouveau ; elle brille légèrement sous le ciel rose et la fine lumière de Paris.

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