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La Maison de la radio

Au temps (pas tout à fait révolu) où les postes de radio avaient un bouton qu’il fallait tourner pour parcourir la bande, la recherche d’une fréquence offrait à l’auditeur l’oxymore d’un montage linéaire : une succession cacophonique agencée par le seul hasard du parcours de la plus basse à la plus haute fréquence. Les bribes de parole et de musique qui ouvrent La Maison de la radio rappellent cette pratique désuète du zapping unidirectionnel, mais c’est pour d’emblée se dégager de sa linéarité : les voix, dans le prégénérique, se surimpriment jusqu’à étourdir, un zoom sonore sur la parole de Patrick Cohen (France Inter, 7 heures du matin) signalant que la fin du brouhaha – le début de l’écriture cinématographique – va exiger d’un cinéaste qu’il se lève de bonne heure. Qu’il tisse et détisse, comme la Pénélope dont il est question dans une émission de France Inter.

Colliger en un seul long-métrage la variété des paroles, des silences et des sons émis et les tresser dans une seule toile même moirée constitue peut-être le plus grand défi que s’est donné à ce jour le réalisateur de La Ville Louvre. En choisissant de faire démarrer le générique sur l’entrée des travailleurs dans la Maison ronde, il ne se contente pas d’un clin d’œil aux frères Lumière ou d’un schéma de symphonie urbaine vertovienne : il s’identifie, montre son badge en quelque sorte, et celui de son équipe, avant de se mettre au travail. Son travail ? Composer de manière musicale un équilibre entre le montré et le caché, le réel et l’imaginaire. Filmer l’inaudible, tel était déjà le projet du Pays des sourds, dont le tournage fut entamé sans rien connaître de la langue des signes. Filmer l’invisible, le son sans l’image ? La proposition est ici presque trop évidente face à des voix qui sont d’autant plus familières à des millions de personnes qu’aucune image n’y est associée 1. Certes, on aperçoit bien la grimace de la cantatrice après une « prise » de Heidenröslein qu’elle trouve manifestement ratée, comme la matérialisation sur son visage d’une annotation marginale. Etendue à tout l’espace, cette grimace silencieuse a pour équivalent l’idée des « coulisses de la radio » : bureaux, couloirs mais surtout partie vitrée des studios où siègent les énormes consoles. Pourtant rapidement il apparaît qu’il s’agit d’un cliché mensonger : les « coulisses », lieu d’où quelqu’un a pour travail d’écouter, se révèlent partie intégrante de la scène. C’est ici et là que ça se passe : du côté de Marguerite Gateau, qui commente et trie les prises successives d’une fiction dialoguée dont elle anticipe le montage, et du côté du comédien qui en dit le texte, attentif aux « oreilles qui bougent » du réalisateur de la fiction.

Le projet de mettre des visages derrière des voix – la vocation du film-album – s’avère ainsi très satellitaire dans La Maison de la radio, d’ailleurs tantôt les producteurs ou invités sont identifiables (sans être heureusement “étiquetés”), tantôt ils restent innommés. Malgré la rotondité de bonbonnière du bâtiment d’Henri Bernard, il ne s’agit pas d’offrir à l’auditeur un ensemble de corps manquants, mais de signifier cinématographiquement l’alliage étrange de clôture et de porosité au monde de cette institution. Lieu a priori surtout centrifuge, la Maison diffuse par les ondes des informations, dispatchant avec humour les dépêches les plus farfelues (une course annuelle entre un cycliste et un cheval), envoyant ses motards sillonner la France pendant le Tour, signalant aux automobilistes les bouchons à prévoir et aux marins les zones de tempête à éviter. Mais le film ne se réduit pas à l’égrenage d’une variété de sons envoyés à l’extérieur, à sens unique. En amont de la diffusion, le recueil de paroles et de sons – la dynamique centripète – est dans la chronologie de son film, ce que Philibert désigne comme le cœur secret de la Maison : la fabrique du son radiophonique. Cela commence par la collecte d’infra-sons – de simples bruits. En suivant en pleine forêt l’aventure d’un preneur de son silencieux, le cinéaste restitue dans sa crudité inquiétante la pulsion auditive (comme il y a une pulsion scopique), qui rappelle le protagoniste de Blow Out de Brian de Palma. Que cet homme des bois doive se tenir en embuscade loin de son micro (déguisé en arbre comme le Chaplin de Charlot soldat) permet encore de complexifier le seul paradigme enregistrement/diffusion : un micro et une oreille doivent parfois faire chambre à part pour qu’un son soit engendré. Mystère, presque mystique cette fois, qui s’accomplira dans la « machine à son » finale de Pierre Bastien, que fait entendre Thomas Baumgartner dans son Atelier du son de France Culture : enfantine et scientifique, elle abouche pièces mécaniques (tourne-disque, fer à souder) et éléments (l’air soufflé dans une trompette à eau) pour accoucher d’un son aussi primitif que manufacturé, en marge duquel les sons perdus (les CD non-ouverts empilés sur le bureau du musicologue-producteur Frédéric Lodéon ou l’ambiance d’une rue de Paris au dix-septième siècle évoquée par Jean-Claude Carrière) font figure d’avortons en souffrance dans les limbes. Ces sons jamais ouïs, Philibert les fait exister dans la parole des hommes qui les désirent.

Devant ce film-monde, ce montage dedans-dehors alterné jouant de reprises (les prises successives au micro), de récurrences (les producteurs ou musiciens récurrents, repérables par le spectateur) et de longues plages hypnotiques (les chansons), l’harmonie que l’on ressent peut faire croire à une euphorie naïve. Information et poésie, individuel et collectif, système et singularité… la machine humaine serait bien trop huilée. De même que Charles Tesson avait pu écrire d’ Être et avoir, tourné dans une classe unique campagnarde, qu’il avait « surtout pour fonction de redonner la foi en l’école », au prix d’une impasse sur la réalité inégalitaire de la scolarité dans les banlieues , pour La Maison de la radio, plusieurs intervieweurs et critiques 3 ont désigné comme hors-champ manquant les grèves récurrentes qui ont lieu à Radio France – selon eux, pour résumer, le montage exclurait à tord une forme disharmonique du vivre-ensemble. On pourrait rétorquer que le travail d’écoute filmé ici s’oppose au « silence radio » des ondes mortes, et que la parole des grévistes eût couru le risque d’être dissoute, nivelée, dans l’agencement complexe des sons, bruits et mots qui forment la foisonnante frondaison du film.

Mais plus profondément, les tenants de tels reproches (fondés de facto) manquent la principale vertu politique du travail de Philibert. Dès lors que l’on considère chacun de ses films comme un processus d’identification qui passe par une énamoration et aboutit à une réflexion sur son propre rapport au monde et son travail de cinéaste, il apparaît clairement que la politique ne saurait passer dans ses films par un point de vue militant ou par la construction d’une dramaturgie (à l’œuvre par exemple chez Frederick Wiseman dans La Comédie française et La Danse). Plus circonscrite peut-être, elle est intimement entrelaçée à une éthique du cinéma documentaire (du cinéma tout court) : en rendant compte avec la plus grande acuité auditive, visuelle et rythmique, de ce qui se « trame » à la radio publique française, Philibert souligne l’extraordinaire pertinence de ce modèle, sa sophistication, et pour tout dire, sa vertu démocratique. Certes, tout citoyen ne « cause » pas dans le micro : non seulement il y a les auditeurs, laissés hors-champ, et les producteurs, mais même dans le champ, il y a ceux qui sont face au micro et ceux qui pour les enregistrer, les écoutent. Pourtant, la porosité entre écoutant et écouté affleure partout (par exemple dans l’attention d’Eric Caravaca aux consignes de Marguerite Gateau), si bien qu’à la sortie d’une séance de La Maison de la radio, le spectateur pourra avoir l’impression d’évoluer dans le monde comme s’il était lui-même un micro. Faire de l’écoute une vertu politique, c’est tout un programme, qui ne saurait, par son contenu même, s’énoncer sur un mode discursif.

Enfin – voilà une évidence qu’on aurait pu énoncer dès le début de ce texte mais que l’on relie plus volontiers à la transmission d’un mode d’écoute – Nicolas Philibert fait du travail au sein de la maison de la radio la métaphore de sa propre approche cinématographique. Si l’on tire ce fil sans en rester au plaisir un peu vain pour le réalisateur de se mirer dans un autre art, écoutons ce que suggère le rapprochement. Non seulement que le documentaire ne saurait s’interdire la multiplication des « prises » (comme la fiction radiophonique par exemple, ou le montage d’un flash d’informations), donc la mise en scène. Mais aussi que l’insignifiance a priori du réel filmé fait de tout documentaire un prototype, tels les sons produits par la machine de Pierre Bastien : comme eux, le film de Philibert s’avoue ténu, fragile même. Plutôt que de « tout dire » de Radio France (autre reproche qui lui a été fait : le documentaire-inventaire), il sédimente ce que la radio lui a appris de la voix humaine (Cocteau n’est pas si loin) et du cinéma. Le choix de filmer à deux caméras le dialogue nourri de silences entre Alain Veinstein et la professeure-écrivaine Bénédicte Heim sur France Culture constitue à cet égard une émouvante remise à neuf de la grammaire de base du cinéma, le champ-contrechamp. « Il la regardait à côté de son image, là où elle ne savait pas être », cite tranquillement Veinstein face à l’auteure, qui reçoit, bouleversée, les mots qu’elle a écrits mais jamais entendus. Encore une définition du documentaire…

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