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La Moindre des choses

La Gazette des cinémas Utopia – Février / mars 1997

Je vous le dis tout cru, je ne sais pas par quel bout prendre les choses : j’ai tourné 77 fois 7 fois ma plume dans mon encrier, et j’ai une trouille terrible de ne pas savoir vous dire la beauté de ce film capital, cette extraordinaire douceur, cette fantastique tolérance, cette façon de se glisser sans rien déranger dans les pas incertains de ces autres, fragiles, douloureux et beaux qui nous inquiètent un peu et pourtant nous ressemblent. Comment vous donner envie d’y venir… Plus un film vous touche, plus il vous semble essentiel, et plus il est difficile de l’aborder.

Comment avec mes mots minables vous dire ces moments d’état de grâce où le temps semble ne plus nous être compté, les frémissements longs des arbres filmés avant l’orage, cette respiration unique des choses, cette capacité à capter en tout visage ce qui le rend touchant, aimable et beau… Et puis il y a cette confiance entre ceux qui sont filmés et ceux qui filment, qui transparaît dans les moindres des mots, et nous rend les personnages si bons à regarder, nous communique le désir de les entendre : « on est entre nous », dit l’un d’entre eux à la fin du film, parlant de cet endroit, et ajoute « et vous êtes entre nous, à present »… résumant ce sentiment de connivence qui nous est venu tout doucement. Le plan final est quasi le même que celui du début du film, mais notre regard a changé. C’est un drôle de cadeau, et Philibert un incroyable virtuose qui nous fait oublier qu’il y a pu avoir des contraintes techniques, une caméra… Croyez moi sur parole, nom d’une trottinette en bois! vous ne regretterez pas une seconde d’être venus goûter à La Moindre des choses.

C’est un drôle de château perdu au milieu des bois. Le film s’ouvre sur la déambulation d’hommes et de femmes de toute évidence profondément perturbés. Leur corps, leur visage, leur allure sont marqués par une longue histoire où la souffrance semble prendre une grande part. Nous sommes dans la Clinique Psychiatrique de La Borde. Mais attention, pas d’interprétation hâtive : ce film n’est pas un reportage sur les milieux psychiatriques, pas un reportage sur La Borde …. Les doigts jaunis par la nicotine des mégots épuisés jusqu’à se brûler la peau, la langue pâteuse, les impatiences musculaires… on a parfois le sentiment que chacun à perdu le goût du regard de l’autre, enfermé dans une indifférence douloureuse, comme si plus rien d’heureux ne pouvait leur redonner plaisir et envie de communiquer. Et pourtant, il émane comme une paix, une forme d’harmonie. Ce lieu est un refuge et les gens qui sont là souhaitent avant tout qu’on leur foute la paix. Personne ne les oblige à une quelconque rentabilité, pas de pression, seulement cette sensation d’une vigilance, d’une écoute respectueuse.

Une fête se prepare : tous les quinze août, les habitants de La Borde donnent un spectacle de théâtre. Cette année ce sera Opérette, une pièce de Witold Gombrowicz, pas de la tarte : un texte plein d’écueils, des chansons drôlement complexes… L’apprentissage du texte prend parfois l’allure d’un combat contre la fatigue, les neuroleptiques, une victoire remportée sur soi, sur ses angoisses, jour après jour, répétition après répétition. On se demande par quel miracle ils vont arriver au bout de ce travail qui est autant un jeu, un plaisir, qu’une lutte terrible. Le fond de l’air est doux… et chacun reprend goût au collectif en tentant de se réaccorder avec les autres jusque dans les gestes les plus simples. Dessiner, préparer les costumes, chanter. Parfois l’épuisement gagne, et on n’en revient pas qu’ils arrivent au bout. Chaque année, la représentation finale tient du miracle. « Le regard des autres peut vous écraser ou vous faire renaître », dit quelqu’un: il peut donner l’envie se surpasser, et cette année encore le miracle aura lieu.

La Moindre des choses n’est pas non plus un film sur une pièce de théâtre qui se monte: les repas, le ménage, les déambulations solitaires, les conversations…, chaque moment compte, et pour important qu’il soit, le spectacle n’est au fond qu’un fil conducteur, un prétexte qui nous aide à communiquer avec les habitants de La Borde, à nous glisser, sans brutalité dans leur quotidien. C’est comme un pont, une passerelle fragile jetée entre leur univers et nous mêmes, une façon de découvrir cet « autre » vulnérable qui nous ressemble et d’en être heureux.

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