La Moindre des choses
Danielle Sivadon / Revue Synapse n° 135 – Avril 1997
Un orage d’été. De grands plans fixes, les peupliers se tordent sur le ciel. Un déluge de pluie. A l’abri du château, enfin, nous respirons. Nous sommes à l’asile, nous aussi. Dans ce lieu où les vagabonds de l’âme viennent se reposer. Un mois ou des années. Sans obligation de parole, sans avoir à choisir entre la société ou ses marges. Une croisée de chemins.
Nicolas Philibert a t il voulu ainsi suspendre un instant son film pour rappeler que la clinique de La Borde a été créée voici plus de quarante ans, pour redonner ses lettres de noblesse à ce vieux mot d’asile?
La pluie cesse. L’eau se glisse et s’écoule le long des gouttières disjointes et, de son improbable parcours, renaît un rythme, une musique. Et le film reprend, rythme lui même.
Le rythme est la sous jacence de la vie, sa condition même. La compagnie des fous nous repose car ils se tiennent là, dans cet espace temps un peu machinique, non humain. Ils nous protègent des embarras de la névrose, de ses bonnes intentions, de sa manie de tout expliquer. De la pédagogie.
Le film de Nicolas Philibert n’est pas bavard, il laisse naître un récit hasardeux, multiple, plus proche d’une musique que d’un discours.
Il a pour sujet entre autres l’apparition comme prouesse. Les gens qui y apparaissent ont pour la plupart quelque chose de particulier, de rare, par les temps qui courent. Leur Moi n’insiste pas. Il passe. Il passe même à travers l’écran. Nous voici donc, et peut être pour la première fois, devant un film projeté sur écran poreux, écran traversé par la fugacité même, celle des voix, des regards, des gestes, de la vie humaine dans toute sa fragilité et sa dignité. Les fous sont des gens pour qui l’humour est chose sérieuse, on ne s’étonnera donc pas qu’ils aient été à la hauteur de leur tâche.
Filmer la folie dans l’intimité de sa vie quotidienne, Nicolas Philibert s’y refusa d’emblée et ce fut aux fous de l’apprivoiser. Cela leur prit des mois. Heureusement, comme chaque année, ils montaient une pièce de théâtre pour l’été : Opérette de Gombrowicz, un texte exubérant, exigeant de nombreux comédiens, des costumes baroques, de la musique. Un texte plus fou que tous les fous. Les cinq semaines de répétitions permettaient de ne filmer que ceux qui avaient choisi librement de se donner « en spectacle ». La partie musicale restait à inventer. Nicolas Philibert fit venir André Giroud, son copain compositeur et accordéoniste. Ils s’installèrent sur les pelouses de La Borde pour travailler les textes, les percussions, le chant, la guitare, la danse. Et c’est de ce bonheur labeur quotidien avec les fous que le film est né. Il nous emporte au rythme des répétitions de théâtre jusqu’à la représentation ; finale, magnifique désastre sauvé des eaux par la grâce.
Le théâtre constitue une aventure collective extraordinaire que le texte de Gombrowicz pousse à ses extrêmes.
Il permet de prendre appui sur les mots, de toucher le sol, mais surtout, il autorise toutes les fantaisies, les lignes de fuites, les dérives. C’est dans ce double mouvement que le film aussi s’engage. Une course maîtrisée.
Le travail quotidien sur le texte ou la musique, assure une dignité à chacun. Les plus indifférents s’approchent peu à peu de ce lieu de désir à l’état naissant. Ils prennent un instrument ou rejoignent les choeurs. Et nous, du fond de nos fauteuils, nous prenons parti, nous sommes transformés en supporters : « Comment vont-ils s’en tirer le jour de la représentation ? ». C’est sur ce fond que surgissent Michel, Philippe, Sophie et les autres. Ils ne sont tout d’abord que des silhouettes, des vieux fous traînant dans les allées. Puis, ces clichés s’effacent pour laisser place à des singularités vives, radicales, à une humanité quasi insupportable dans son extrême justesse.
Pour ceux qui, comme moi, ont travaillé à La Borde, il est difficile d’admettre qu’en moins de deux heures, un film puisse capter ce que des années de vie, des nuits de rêves, ont tissé d’irréversible entre ces fous et nous, eux qui nous habitent comme nous les habitons, dans le hors temps.
Pour tenter d’élucider ce miracle, j’avancerai deux suppositions :
Première supposition. L’alchimie s’est produite grâce à la rencontre d’exigences professionnelles poussées à l’extrême, celles de Nicolas et André d’une part, et celle de La Borde d’autre part. La Borde est sans doute l’endroit où l’on travaille le plus, fou ou pas, le jour ou la nuit, en dormant debout. Tout y passe : l’analyse collective ou individuelle, la théorie ou l’ouverture sur le monde, l’accueil de l’insolite ou l’effet des médicaments. Et surtout, cette manière d’être, ce mélange d’humour et de tendresse : l’amitié.
Seconde supposition. Nicolas Philibert est profondément joyeux. Il n’a pas le culte de la souffrance. Son film éclate de gaieté. A La Borde, on n’est pas non plus très judéo chrétien. La souffrance, on s’en méfie comme de la peste car, comme elle, on la sait contagieuse. Les fous souffrent s’il n’existe aucun dispositif collectif d’accueil susceptible de les capter, d’engager leur créativité. Il s’agit d’inventer constamment, de prêter attention à tous les détails de la vie quotidienne. Chaque jour on fait ses gammes. On travaille l’art de faire ensemble le ménage, la vaisselle, l’infirmerie, le standard téléphonique, le repassage ou la musique. On se réunit à tout propos. Chacun doit décider, prendre des responsabilités, faire l’apprentissage progressif de la parole. Tout est toujours raté, toujours à recommencer. Alors, mieux vaut en rire. C’est comme un pli. Une manière d’être. La moindre des choses.