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Le discours patronal mis en film

René-Pierre Boullu / Libération – 21 février 1978

Ils parlent. Ils disent « l’ordre du monde », ce qui n’exclut pas les conflits. Mieux, ils les prévoient, les pré digèrent. Ils sont assis, carrés dans leur fauteuil, chez eux ou dans leur bureau : 11 patrons, 10 parmi les PDG des plus grandes entreprises françaises ; seule Francine Gomez, PDG de Watermann, est allée se poser d’elle même sur un sofa. Tous les autres sont là, épais, tels que Gérard Mordillat et Nicolas Philibert, avec le matériel de l’INA, les ont « cadrés ». Ce sera une série télévisée et c’est surtout un film long métrage qui sort cette semaine: La Voix de son maître. Une voix connue, une voix qui résonne là sans commentaire superflu. Voyez comme les patrons prennent leur pied à être patron : de quoi vous dégoûter, au moins de « revendiquer ».

Ils parlent. Il y a Trigano, « G.O. parmi les G.O. » comme il le dit lui même. Les autres sont PDG de Paribas, d’IBM France, de Thomson, d’ELF Aquitaine… Des personnages peut être, on le devine à tel geste esquissé, tel trébuchement de langue, mais surtout un discours : celui des sommets de la technostructure.

On n’entend pas les questions. Elles vont de soi : le pouvoir ? le travail ? la hiérarchie ? les syndicats ? l’autogestion ? A chaque fois, les patrons « cadrés » ont eu à en parler seuls, face au bourdonnement de la caméra, dans un silence aussi angoissant que la lenteur apparente des convoyeurs d’une chaîne de montage. Les images de travail qui passent entre les mots sont de ce type là : étranges. Elles créent l’espace des questions silencieuses, de la question insistante : qu’est ce qui rend ce discours si évident qu’il en devient inaudible ? D’autres images encore : grands ensembles HLM ou villages de « vacances » déserts comme les déserts de la vie hors travail.

On est loin de l’impression laissée par le gros reportage de Harris et Sédouy sur Les patrons. Même avec Boussac, le film n’insiste pas sur la « déprime » des patrons vieux jeu style Ferdinand Beghin. Il fait entendre le PDG de la Thomson et les autres au diapason : « on ne peut diriger sans aimer décider » et ils ont tous l’air décidé à y trouver leur compte longtemps encore.

Bien sûr, le titre choisi n’a pas plu aux « interviewés » : « parce que, dans l’esprit de tout le monde, “la voix de son maître” ça fait allusion à un chien, qui obéit à la voix de son maître s’il est bien dressé » dit le PDG de Richier. Mais le titre “les patrons” ou même “les nouveaux patrons”, ça n’allait pas non plus. Car « ce mot de patron a quand même un petit caractère péjoratif  ». Le PDG de Richier s’est chargé d’éclairer lui même ces ambivalences : en racontant avec émotion la première fois où un ouvrier l’avait appelé « patron » : « Je l’ai pris de la même façon que le mot “maître “ ; il y a le maître de l’esclave, bien sûr, mais il y a aussi le maître, lorsqu’on s’adresse au professeur, à l’enseignant, à celui qui est là pour apprendre… »

Celui qui sait, mais d’abord qui sait commander, même là où « le commandement ne s’exerce plus à la voix » comme dit le PDG de L’Oréal. D’où une absence réelle   folle   chez ces grands patrons, de doute sur leur légitimité : « la technostructure interprète la légitimité… en choisissant le plus apte, en choisissant le meilleur.., au fond de moi même c’est ce que j’aime penser, c’est la pensée la plus agréable et la plus logique » dit le PDG de Elf, groupe nationalisé…

Si Bernard Darty passe aussi par là, missile commercial parvenu récemment à l’apogée, c’est pour pointer un moment décisif : « c’est extraordinairement difficile à vivre pour le chef d’entreprise qui découvre (à un certain seuil de croissance) la naissance du pouvoir syndical dans son entreprise… » Là commence réellement l’aventure capitaliste. Le jeu avec la tension sociale et les conflits, auxquels il faut laisser du mou, ne pas tous les résoudre tout de suite) « laisser se tendre l’élastique » comme explique le PDG de la Thomson). Et tous les grands patrons interrogés d’en rajouter dans l’éloge du syndicalisme, dans le respect pour « les managers que se sont donnés les ouvriers pour discuter ».

Le PDG de Richier est le plus net : « Entre des syndicats manipulés par les gangsters et des syndicats manipulés par le parti communiste… je préfère le 2ème type de manipulation : car ce syndicalisme replace la revendication dans un contexte d’idées.., pour que l’ensemble du monde économique et industriel prenne des formes nouvelles. »

Alors, l’autogestion ? Comme système, ces patrons n’y croient pas et ils ne se font guère de soucis : ça va des banalités hiérarchiques (« tout groupe d’hommes réclame un chefs » dit le PDG de l’Oréal, pourtant théoricien moderniste de l’entreprise) à la provocation calculée du PDG de Paribas sur la structure nécessairement « monarchique » de l’entreprise. Mais Alain Gomez, socialiste, co fondateur du CERES et PDG de Saint Gobain Emballage, a le mot de la fin : de manière plus générale et plus diffuse qu’un contre système d’organisation, l’autogestion « jouerait le rôle qu’a joué l’idéologie de la consommation entre 1950 et 1968 : un formidable système d’intégration sociale… » Jusqu’en 68 comme il dit, l’imagination au pouvoir, la prise de parole… Ils parlent. Allons, vous voyez bien que la parole est prise! Ne gênez pas la fermeture des parenthèses!

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