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Le doux théâtre de la différence

Jacques Mandelbaum / Le Monde – 5 mars 1997

Dans une allée ombragée, une femme chante: « J’ai perdu mon Eurydice, rien n’égale mon malheur. » Au plan suivant, un fou passe, profilant dans le champ une étrangeté plus radicale encore. Mais où se trouve t on ? Au théâtre de verdure ? A l’asile psychiatrique ? En tout cas, au début d’un film qui, à défaut de donner d’emblée la réponse, se livre à un insolite et passionnant travail de familiarisation. Entre ce lieu et ces gens, entre les personnages et la caméra, entre le spectacle et le spectateur.

De fait, on se trouve à la clinique psychiatrique de La Borde, durant l’été 1995. Mais le film se défie des évidences, il procède d’une manière plus suggestive, sur un thème, la folie, auquel le cinéma documentaire s’est diversement confronté, depuis Regard sur la folie (1961) de Mario Ruspoli jusqu’à Histoires autour de la folie (1993) de Paule Muxel et Bertrand de Solliers, en passant par Titicut Follies (1966) de Frederick Wiseman. Il n’y a aucune trace du mot « folie » dans La Moindre des choses. Comme si, justement, la moindre des choses consistait à ne pas faire un film « sur » la folie mais avec elle. Deux voies s’offrent dans ce cas : la verticale toujours un peu factice de l’abîme, ou l’horizontale de l’accompagnement, signe plus modeste mais plus honnête de reconnaissance.

Nicolas Philibert a choisi la seconde, et en privilégiant une approche singulière : la préparation d’une pièce de théâtre interprétée par les patients et les soignants. Parti pris de cinéaste qui, filmant les répétitions, les mises en place et la partition orchestrale, interroge la notion de représentation sans pour autant délaisser le quotidien, de la distribution de médicaments à la cuisine collective. Quelques personnages (de la pièce et du film) émergent ainsi dans des séquences inoubliables, marquées par l’humour lorsque Michel est au standard téléphonique, l’effroi lorsque Claude se fait tailler la barbe, ou la violence quand Sophie s’efforce de dessiner. Tout est filmé puis monté avec un sens accompli du rythme, de la composition des plans et des cadrages, de l’alternance des silences et du brouhaha, des gestes ébauchés et des regards caméra. Mais l’essentiel tient aux curieuses correspondances qu’on attribue au hasard et qui relèvent en vérité du génie de celui qui sait les percevoir et les relier. La première de ces correspondances concerne le choix de la pièce adoptée cette année là à La Borde: Opérette (1966), de Witold Gombrowicz, est fondée sur le grotesque et le délire d’un monde qui court à sa propre perte. Ce texte suscite chez Michel, qui y incarne un des rôles principaux, ce jugement très sage : « Les réparties sont complètement déboussolées, ça me console. » Surtout, l’esthétique de Philibert peut se réclamer de celle de Gombrowicz, dans son refus des hautes formes de la culture et de l’art : « Pour moi, la “sous valeur”, l’“insuffisance”, le “sous développement” sont plus proches de l’homme que toutes les valeurs », notait l’écrivain polonais dans la préface de La Pornographie.

La seconde correspondance concerne le rapport conjugué que cette pièce « déjantée » et le film qui l’utilise intelligemment comme principal ressort dramatique entretiennent avec La Borde. II ne s’agit, ni plus ni moins, sous les oripeaux du dérisoire et les masques du théâtre, que d’une relation de profonde vérité. Celle d’un lieu où l’on accorde valeur aux désirs de chacun, refuge à la souffrance et liberté au vagabondage. Par mille et un détours, ce n’est pas le moindre mérite de La Moindre des choses de l’avoir suggéré.

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