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Les gens anormaux sont aussi exceptionnels

Olivier Séguret / Libération – 5 mars 1997

Après Le Pays des sourds et le monde des animaux empaillés, c’est le pays des fous que Nicolas Philibert est allé arpenter. Plus précisément, accompagné d’une équipe technique ultralégère de quatre personnes en tout, il est allé partager la vie des pensionnaires et du personnel soignant de la fameuse clinique psychiatrique de La Borde, nichée dans les bois des environs de Blois. Là, comme c’est la tradition, le petit peuple de La Borde prépare chaque été une pièce de théâtre, dont une représentation est proposée le15 août.

L’été dernier, c’était Opérette de Witold Gombrowicz, et c’est donc aux répétitions préparations de cette pièce, troublante par les résonances particulières qu’elle offre avec l’univers de la folie, que le cinéaste assiste.

Parmi la myriade de problèmes particuliers qui concernent la représentation de la folie, il en est un dont le film de Nicolas Philibert témoigne souverainement et qui concerne le regard toujours un peu malaisé, malhabile, gêné ou dégoûté que l’on porte sur elle, quelle que soit la bonté de nos intentions. C’est que dans l’esprit des gens «normaux» la folie a toujours à voir avec une certaine laideur, parce qu’elle s’accompagne souvent d’une distorsion du corps et d’une déformation des traits. Si La Moindre des choses n’avait qu’une seule qualité, ce serait celle là : le film interroge durablement notre rapport à cette laideur spécifique, et, dans la durée installée avec patience parle cinéaste, surgit progressivement une grâce folle, pour le coup, où la laideur devient une éloquence supérieure, qui nous transmet des vérités à la fois terribles et terriblement belles. Bien sûr, cette question de la « laideur », sensible dans à peu près toutes les représentations de la folie depuis au moins Jérôme Bosch et sa Nef des fous, ne concerne qu’assez peu les fous eux mêmes. C’est au contraire typiquement le problème de celui qui regarde la folie. Mais dans la mesure où le cinéma est précisément affaire de regard, c’est à cette aune là que l’on peut considérer la qualité morale du cinéaste et de son film : lorsque La Moindre des choses s’achève, les catégories du beau et du laid sont renvoyées à leur superficialité impatiente et les fous de Philibert sont devenus les magnifiques personnages d’une superbe aventure artistique. En ce sens, La Moindre des choses est à rapprocher de Tango, le très beau film des Bruxellois Frans Buyens et Lydia Chagoll, documentaire personnel et singulier qui montrait la préparation d’un spectacle par une troupe de jeunes trisomiques belges, mais auquel aucun distributeur français ne s’est encore intéressé.

À bien des égards, tout le charme de La Moindre des choses repose ainsi sur les curieux allers-retours d’une identification malmenée, sur la façon dont nous nous sentons tour à tour proches et lointains de ces fous, sur l’absurdité hilare qui ne manque pas de jaillir à la faveur de répliques inoubliables (et le simple fait de finalement oser rire là où, au départ, on aurait jugé déplacé de le faire est une des victoires incontestables de Philibert) : « Rappelez dans une demi heure, explique un pensionnaire improvisé standardiste à son interlocuteur, c’est à dire que vous appelez une deuxième fois dans la moitié d’une heure. » L’émotion ou l’inquiétude ne sont pourtant jamais loin derrière le rire, par exemple lorsque fuse un « conseil » dement : « Ne parlez jamais de votre santé à un médecin, il pourrait vous asservir », ou lorsque, parfaitement lucide sur le chemin mental et affectif que nous venons de parcourir, un pensionnaire vient, en fin de film, s’adresser à la caméra: « Ici, on est protégé par l’extérieur. On est entre nous. Et vous êtes entre nous aussi maintenant. » C’est exactement ça.

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