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Nénette : son regard est infini

En ces temps de déferlantes cinématographiques, il est parfois salutaire de revenir à des fondamentaux. Du genre : qui regarde quoi, qui regarde qui ? Le pourquoi vient tout seul dès lors que, regardant, nous savons à quel point ce que nous contemplons nous observe. La force des films d’Ozu vient de là : chez lui, ce sont les objets qui nous dévisagent. Une idée comme celle-ci peut mener très loin. Quelle sorte de spectateur peut-on être, en effet, si, croyant regarder, nous nous sentons épiés par ce que nous examinons ?

Nicolas Philibert, l’auteur devenu célèbre en un film, « Être et avoir », qui pourtant n’était pas son premier documentaire, s’est senti traversé par toutes ces questions, un jour où il baguenaudait au Jardin des plantes. Devant les orangs-outangs, et singulièrement devant Nénette, 40 ans et les yeux pas dans sa poche, il s’est dit qu’il pourrait planter ici sa caméra. Il songeait à un court-métrage, il en a fait un film d’une heure dix dont chaque plan est consacré aux singes. À Nénette, d’abord et surtout. À ses colocataires ensuite, Tübo, son petit, Théodora et Tamü.

Malicieux, pour ne pas dire facétieux, le cinéaste a eu l’idée de filmer ses personnages sans qu’on ne voie jamais leurs vis-à-vis, sinon furtivement, le temps d’un reflet. Leurs vis-à-vis, autrement dit vous et nous, spectateurs et visiteurs, enfants et adultes qui, devant la cage de verre, s’esclaffent, raisonnent, rêvent ou compatissent. Et projettent dans les yeux de Nénette leur propre image. Car Nénette, qui toise son public avec une lassitude de vieille comtesse, a un regard à vous tirer les larmes. Elle bouge peu, ouvre à peine la bouche – elle n’est que ce regard où passent les paysages les plus profonds. Elle est notre miroir, le reflet mélancolique de notre condition humaine. « Regardez-vous, semble-t-elle dire, à m’inspecter ainsi comme si vous n’aviez rien de mieux à faire qu’à fixer celle que vous n’êtes pas mais pourriez bien être… »

Il n’y a rien de mieux à faire, en effet, qu’à se laisser hypnotiser par ce seul regard balayé d’une frange rousse, double point lumineux d’un grand corps prisonnier. Ce petit film extraordinaire nous rappelle, à sa façon, que le cinéma n’est que cela, une contemplation où le temps qui circule se résume brusquement.

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