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Réparer les vivants

Emmanuel Raspiengeas / Positif n°758 – Avril 2024

«Prenez un mot prenez en deux / Faites cuire comme des œufs / Prenez un petit bout de sens /Puis un grand morceau d’innocence / Faites chauffer à petit feu / Au petit feu de la technique » (Raymond Queneau, Pour un art poétique)

À peine un an après l’exploration des entreponts de l’Adamant, navire à l’ancre et centre d’accueil psychiatrique flottant, Nicolas Philibert apporte, en deux salves rapprochées, la conclusion d’un triptyque inattendu car inédit dans une filmographie vagabonde qui ne s’attarde que rarement au même endroit. Si, dans la hiérarchie de cette trilogie, Sur l’Adamant prétend logiquement au titre honorifique de vaisseau amiral, avec son Ours d’or berlinois en proue, et que le deuxième volet, Averroès et Rosa Parks, peut s’enorgueillir de dimensions de porte-avions avec ses 2 h 30 au compteur, La Machine à écrire et autres sources de tracas peut être considéré comme le navire ravitailleur de cette armada documentaire: une petite frégate aux lignes épurées et à la voilure plus modeste (1 h 12), porteuse de saynètes apaisantes au bout d’une navigation parfois agitée dans la houle de la prise en charge des maladies mentales.

Avec ce titre, à la longueur inversement proportionnelle à la durée du film, qui semble évoquer une fantaisie parisienne de Pierre Gripari, glissée entre Les Contes de la rue Broca et Les Contes de la Folie Méricourt, Nicolas Philibert dévoile la nature de cette postface: un petit film de chambre(s), un recueil de nouvelles sautant de lieu en lieu, rappelant que certains des plus beaux gestes documentaires sont intrinsèquement itinérants et buissonniers, en préférant le voyage à la destination. Une approche plus modeste du grand sujet de l’état de la psychiatrie française, mais qui n’empêche pas le réalisateur d’insuffler de l’aventureux et de la poésie à ce porte-à-porte de la débrouille et de l’entraide. De fait, tout l’art de Nicolas Philibert est de parvenir à faire événement du moindre embarras domestique, en appliquant à la lettre la règle universelle de toute narration : une histoire, ce sont avant tout des problèmes à résoudre. Dont acte : une machine à écrire anachronique au ruban défectueux, qui impose une paralysie créatrice à un vieux poète ; un lecteur CD asthmatique, qui empêche Muriel de faire résonner la voix de Janis Joplin et l’écho de ses souvenirs dans son refuge social trop silencieux à son goût ; une imprimante désespérément sèche, réduisant à l’inaction un jeune musicien ; et un capharnaüm de livres, de peintures et de vinyles qui encombrent jusqu’à l’asphyxie l’intérieur d’un artiste reclus dans la nostalgie et le ressassement d’anecdotes à la véracité douteuse. Autant d’épreuves et de travaux plus ou moins herculéens auxquels s’astreint un couple de bricoleurs du dimanche, soignants sur l’Adamant la semaine, et marins descendus à terre le week-end pour secourir leurs naufragés familiers, échoués sur les hauts-fonds de leurs névroses et de leurs pathologies comme des tortues sur le dos.

En mettant ses pas dans ceux de ces mécanos improvisés, Nicolas Philibert invente un duo de cinéma atypique, sortes de ressemeleurs poussant la porte de petits espaces de découragements, cellules solitaires ne demandant qu’à être ouvertes par les outils adéquats, époussetées par des gestes délicats, et réveillées par des mots qui attendent la bonne durée de silence pour trouver leur juste place, comme un ressort réinséré dans un rouage. Sans compétences réelles, guidé par leur simple patience et un fond de logique rudimentaire, sondant autant les machines à réparer que le vide creusé par leur dysfonctionnement dans l’âme de leurs propriétaires, les deux dépanneurs improvisés se transforment en un couple burlesque, ressemblant autant à des personnages de Jacques Tati aux prises avec les mystères de la mécanique moderne – et trouvant parfois des solutions inespérées sans bien savoir comment – qu’à Tintin et au capitaine Haddock cherchant à crocheter le coffre aux parchemins de La Licorne. De fait, il y a, dans le désossage incertain des différentes machines par les réparateurs bénévoles quelque chose de l’ordre d’une chasse au trésor, un tâtonnement guidé par l’espoir, à défaut de la certitude, que la remise en marche des précieuses possessions de ces enfants sans âge pourrait donner enfin la clef de leur univers intérieur, et, peut-être, de leur soulagement, une quête immatérielle dans la droite lignée de l’œuvre de son auteur. En effet, si le cinéma de Philibert n’a jamais parlé que de réparations et de restaurations, d’Un animal, des animaux (1994) à De chaque instant (2018), en passant par Être et Avoir (2002), il trouve ici, dans cette forme minimaliste, au bout de quarante-cinq ans de carrière et une vingtaine de films, sa plus littérale illustration. De plus, de la même façon que Nénette (2010) et Le Pays des sourds (1992) cherchaient à déchiffrer les mystères d’un dialogue non-verbal, La Machine à écrire et autres sources de tracas perpétue cette recherche vertigi neuse en pénétrant dans des environnements clos, écosystèmes fragiles obéissant à leurs propres grammaires et à des coutumes auxquelles les hôtes d’un moment doivent s’adapter. Chaque occupant y est un conteur qu’il faut savoir entendre, y compris – surtout – lorsque les mots ne parviennent plus à sortir.

Plus que jamais cinéma de l’écoute et de la palpation, le documentaire devient ainsi atelier et salle d’accouchement sous la caméra de Philibert, et atteint, dans ses dernières secondes, un apaisement retrouvé pour clore la vaste boucle de ces trois films de l’intranquillité, en observant le sommeil et le visage serein de l’un des locataires de l’Adamant, bercé par deux langages universels: des chants d’oiseaux qui s’échappent d’un antique tourne-disque, et les cris d’enfants qui montent de la cour de récréation d’une école voisine, à travers une fenêtre enfin ouverte, la seule du film.

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