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Un singe à Paris

« Nos voyageurs font sans façon des bêtes sous les noms de Pongos, de Mandrills, d’Orang-outan, de ces mêmes êtres dont sous le nom de Satyres, de Faunes, de Sylvains, les anciens faisaient des divinités. Peut-être après des recherches plus exactes trouvera-t-on que ce ne sont ni des bêtes ni des dieux, mais des hommes. » (Jean-Jacques Rousseau)

Sans conteste, le film de Nicolas Philibert s’inscrit dans une veine humaniste. Nous voulons dire par ces mots que cette œuvre donne une certaine représentation du monde dont l’homme et son regard sont l’exacte mesure. Le dispositif rigoureux qui doit caractériser tout documentaire est ici remarquable. Durant un peu plus d’une heure Nénette et ses compagnons Tübo, Theordora et Tamü, pensionnaires de la ménagerie du Jardin des Plantes, sont filmés depuis l’extérieur de leur cage de verre. Philibert s’interdit tout contrechamp. Les visiteurs sont présents par les reflets fugaces de leurs visages sur les vitres, et surtout par leurs paroles et récits. Commentaires saisis sur le vif ou bien réactions mises en scènes par le documentariste ; des soigneurs racontent leurs rapports difficiles avec Nénette au caractère ombrageux ; des musiciens chantent un air de musique tzigane ; on lit un extrait de l’ « Histoire naturelle » du grand Buffon ; enfin le comédien Pierre Meunier improvise un ultime monologue sur le désœuvrement, aux accents presque pascaliens, qui clôt le film. Sans aucune réserve sur la maîtrise du dispositif, tenu pendant toute la durée du film avec un brio et une précision qui font de Nénette un exemple de l’art du montage, on peut néanmoins s’interroger sur la finalité de ce protocole. Nous voyons des bêtes en captivité. Nénette est arrivée à la ménagerie en 1972, alors qu’elle était âgée de trois ou quatre ans. Nénette est en cage depuis presque quarante ans. Quel est le propos du film ? Le contraste violent entre les plans de Nénette ou de ses compagnons et la bande-son est saisissant : superbe montage audiovisuel. Bien sûr Nénette ne parle pas. Mais, à travers la vitre de la cage, aucun son ne nous parvient des grands primates. Quand elle bouge son corps avec ces mouvements si remarquables de souplesse et de puissance contenue, aucun bruit n’accompagne ce déplacement… Comme les astronautes d’un film de science-fiction dans le noir de l’espace interplanétaire. Ici, Nénette est dans le blanc d’un mutisme absolu. Ni parole, ni son, ni bruit. Nénette est loin de nous, très loin. Ce silence, ce parfait silence des bêtes, est d’autant plus remarquable que nous entendons sans interruption le bavardage des hommes, leur babil incessant, leurs considérations existentielles. Devant eux, un primate dont l’existence, depuis quarante ans, n’a qu’un seul nom : cage.

Bien sûr Nénette est un test de Rorschach. L’humanité et ses variations infinies se dévoilent devant le mutisme hiératique du singe. Dans ce face à face impossible, puisqu’il n’y a pas de champ/contrechamp, le singe devient un miroir des vanités humaines, un révélateur de nos angoisses et de nos espérances. Si on s’en tient à une lecture littérale du dispositif voulu par Philibert, on pourrait dire que Nénette est une œuvre de grande facture classique, comme une vanité glacée et élégante du Grand Siècle, une pièce de moraliste à la fois gaie et tendre, souvent amère, un beau miroir ciselé d’argent tendu à notre incessante quête de soi. Bien sûr Nénette est un test de Rorschach, mais un orang-outan n’est pas une tache sur une feuille de papier. Pour le moins, c’est un être vivant. Etrange malaise ressenti en regardant le film. Le mutisme absolu du singe marque le triomphe de notre puissance : Nénette est offerte à notre regard, nous pouvons la scruter, la dévisager. Le film de Philibert est aussi un dispositif voyeuriste cruel, et en ce sens une sorte d’allégorie de la nature du cinéma. Mais l’excellence du dispositif ne se réduit pas à sa troublante efficacité. Il me semble qu’un très bon documentaire – et Nénette fait partie de cette catégorie – voit toujours son dispositif comme excédé, dépassé par la matière même qui sert de document, à savoir la réalité. Et le propre de la réalité est qu’elle s’obstine à ne pas se laisser réduire à un protocole. Telle est la vertu majeure du film de Philibert : sa rigueur et son honnêteté induisent la possibilité d’un excès, d’un trop plein de réel. Le bon dispositif est celui qui se laisse submerger par le réel, quand la rigueur du document proposé fait qu’il ne peut pas être lu avec la grille d’une idéologie : si l’on veut, c’est l’inverse des diatribes en image d’un Michael Moore. Par sa rigueur démonstrative, Nénette ne démontre rien. Nénette montre. De montre à monstre, il n’y a qu’une lettre. C’est Nénette le monstre. Nénette, la créature exotique digne d’être « monstrée ».

Et quel monstre ! Les premières images du film sont saisissantes : très gros plan sur la tête du singe. Le grain de sa peau. Ses poils. Les rides et replis de sa gueule (ou de son visage ?). Ses yeux, abîme insondable. Un paysage de science-fiction. Nénette et sa gueule de Chewbacca, le yéti égaré de Star Wars (George Lucas, 1977). Mais Chewbacca, on l’aime bien : il grogne, il lutte contre le mal, auxiliaire docile des humains auxquels il doit sa liberté, chienchien bipède plein de bonne volonté. D’ailleurs, j’ai toujours été étonné par la pauvreté caricaturale des extraterrestres imaginés par Lucas et qui font un décor assez débile de la saga des chevaliers Jedi. De toutes ces créatures maladroitement dessinées, aucune n’exprime quelque chose qui pourrait ressembler à un sentiment, à un affect. Aucune ne semble vivante. Aucune n’a un visage. Eh oui, monsieur Lucas, ce n’est pas si simple de filmer l’autre. Pauvres pantins sortis de notre imaginaire de l’altérité, imaginaire stérile, et qui ne témoigne que de notre incapacité à nous représenter une intelligence différente. Mais Nénette, quel animal extraordinaire ! Philibert nous fait sentir quel dut être l’étonnement des premiers parisiens lorsqu’ils virent les animaux exotiques dans cette ménagerie voulue par Buffon. Le mutisme de Nénette et le babil insignifiant et ininterrompu des visiteurs me ressouvient l’arrivée à Paris de Victor L’Enfant sauvage (1970) filmé par François Truffaut : « L’enfant admirera-t-il les beautés de la capitale ? » s’interroge Le Journal des débats lu par le Docteur Itard. Chaque culture a son rêve et ses fantasmes de sauvagerie. Seul un positiviste enragé pourrait encore soutenir en ce début de XXIe siècle que les grands primates n’ont pas d’âme. « Nénette » est aussi un témoignage bouleversant sur l’enfermement. Nénette est née dans la forêt. Elle purge sa trente-huitième année de captivité. Au XIXe siècle, Arthur de Gobineau écrivit fort bien à quel point le Nègre Congo est laid, quoiqu’il ne soit pas aussi laid que le sauvage natif d’Australie. Que voyons-nous dans l’impossible face à face avec Nénette ? Un simple problème écologique ? Il n’y a plus beaucoup d’orangs-outans, certes. Mais derrière sa vitre, Nénette ne nous rend pas notre regard. Contrairement au dernier plan de L’Enfant sauvage, nul regard caméra dans le film de Philibert. Nous mettons Nénette en cage. On s’étonne. On discute. Et on reste seuls, terriblement seuls.

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