À qui appartient la télévision ?

Jean-Claude Catala / La Vie ouvrière – 13/19 novembre 1978

Contrairement à ce qu’une information précipitée nous avait fait écrire la semaine dernière, la direction d’Antenne 2 n’a pas définitivement déprogrammé la série d’émissions Patrons/Télévision, mais seulement « différée ». Subtilité de langage et de procédure qui n’autorise pas à mettre en doute la bonne volonté de la direction d’Antenne 2. Mais qui n’indique pas non plus qu’un épais brouillard ne tombera pas sur cette affaire. Verrons-nous jamais ces émissions? Néant.

Le  communiqué officiel d’Antenne 2 a ceci d’intéressant qu’il nous apprend, ou plutôt confirme, l’intervention directe « d’un certain nombre de personnalités ayant accordé une interview » auprès de la direction de cette chaîne. A savoir les patrons. Certains patrons ont donc protesté, estimant sans doute que leurs propos avaient été dénaturés. Ce qu’il est intéressant d’apprendre, c’est qu’au moment où A2 a pris la décision de déprogrammer Patrons/Télévision, seulement deux d’entre eux avaient visionné les 3 émissions. A savoir François Dalle, PDG de l’Oréal, et Guy Brana PDG de Thomson Brandt. Accompagnés, il faut le dire, d’un représentant du CNPF, M. Froisse. A partir de là, on se perd dans un dédale de suppositions et de coups de téléphones occultes. Qui n’étonnent d’ailleurs personne. Ainsi, sans citer de nom, on parle volontiers d’un coup de téléphone parti d’on ne sait quel bureau directorial, passant par le cabinet du premier ministre, et atterrissant tout droit à Antenne 2. Le ministère de tutelle ? Mis sur la touche. Son pouvoir ? Bafoué. A2 ? A genoux.

Au chapitre des choses sûres, par contre, nous nous sommes livrés à un petit sondage téléphonique qui parfois nous a réservé de belles surprises. Chez IBM, on n’aime pas ces émissions parce qu’elles « ne sont pas le reflet de la réalité du monde industriel », mais on ne s’oppose pas à leur diffusion. Au Club Méditerranée, si l’on s’estimait diffamé, on ne demanderait pas la censure, mais un droit de réponse. Chez Waterman, Francine Gomez était en voyage. Chez St-Gobain-Emballages, son mari ne s’oppose pas à la diffusion. Bernard Darty n’avait pas vu les émissions mais en tout état de cause s’oppose à toute forme de censure. M. Barba, à l’époque PDG de Richier (Ford) ne s’oppose pas non plus à la diffusion. M. Lévy, PDG de la SNEA (ELF) n’a rien fait pour contrer ces émissions. Ni M. Worms, directeur général de Hachette. M. Brana, en réunion, n’a pas rappelé, etc. Par contre, du côté de chez Paribas, parlant au nom de Jacques de Fouchier, M. Gorlain a précisé: « On s’est fait avoir dans cette affaire. On s’est fait piéger. Si nous avions su que ce n’étaient pas des archives, mais des documents pour la télévision, nous aurions agi différemment. On ne poussera pas à la roue pour que cela soit diffusé. Si cela ne passe pas, tant mieux. »

Chez l’Oréal, au nom de François Dalle, sa collaboratrice Mlle de Milleville indiquait: « François Dalle est intervenu auprès de la chaîne pour faire supprimer son interview. Ou la passer en totalité. Car dans l’intégralité de ces propos, il y avait une cohérence. Après saucissonnage – il n’y a pas d’autre mot – on donne l’impression que François Dalle est un patron réactionnaire. Ce qu’il n’est évidemment pas… » Merci. Les travailleurs de l’Oréal, et tous les travailleurs puisque M. Dalle avait été pressenti pour succéder à François Ceyrac à la tête du CNPF, seront heureux de l’apprendre. Mais puisqu’il est question de piège, de saucissonnage, même de « manipulation », il faut savoir que toutes les questions posées aux patrons leur étaient communiquées à l’avance; qu’ils ont eu la possibilité – et certains ne s’en sont pas privés – de refaire l’interview quand ils n’en étaient pas satisfaits. Les auteurs, Nicolas Philibert et Gérard Mordillat, se réservant le doit d’apporter une dimension critique à leur travail au moment du montage. Ils avaient pour cela les autorisations signées d’utiliser tout ou partie de leurs documents. Et c’est ce qu’ils ont fort bien fait. Au discours patronal sur le capital, les profits, les multinationales, le pouvoir, ils ont sans cesse opposé, avec beaucoup de rigueur, les images du travail. Et c’est cela qui dérange.

Pourtant, il faut bien appeler un chat un chat, et l’exploitation l’exploitation. Quand certains patrons reprochent aux auteurs de « faire du Zola», de qui se moquent-ils? Ces images filmées dans leurs usines ne sont tout de même pas des inventions. De quoi ont-ils peur? Que les travailleurs se rendent compte que le travail à la chaîne est pénible? Qu’ils sont exploités? Alors on disserte sur la vie de l’entreprise qui ne se borne pas, dit-on, à la seule chaîne de production. Soit. Mais les réactions de « vierges effarouchées » de ces patrons sont d’autant plus malignes, qu’on imagine mal ces « managers » oubliant une seconde que c’est à la chaîne que se fabrique la plus value. Mordillat et Philibert ont donc vu juste. Si juste qu’ils en sont aujourd’hui les victimes. Et avec eux, l’Institut National de l’Audiovisuel, seul organisme où, jusqu’alors, les auteurs pouvaient travailler en toute liberté.

Au moment où nous écrivons, le Conseil d’Administration d’Antenne 2, saisi de cette affaire, ne s’est pas encore réuni. Quelle décision prendra-t- il? Il est à craindre que des « intérêts supérieurs » ne lui dictent à nouveau son attitude. Croyez-vous qu’un OS téléphonant à la direction d’Antenne 2 pour protester contre l’image idyllique que l’on donnerait de son travail, obtiendrait satisfaction? Non. Parce que la lutte des classes, cela existe. Même à la télévision certains patrons ont eu peur de se voir ainsi mettre à nu devant dix ou vingt millions de téléspectateurs. Alors ils ont téléphoné. C’est si simple quand on a l’information à sa botte.

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