«Averroès & Rosa Parks» de Nicolas Philibert, psy seulement

Élisabeth Franck-Dumas / Libération – 20 mars 2024

Pour le deuxième volet de son triptyque documentaire – après Sur l’Adamant – Nicolas Philibert porte cette fois son regard attentif et humain sur deux unités psychiatriques de l’hôpital Esquirol.

L’endroit est si grand qu’il faut d’abord l’envisager au drone : une impressionnante suite de cours à portiques néoclassiques, bordant le bois de Vincennes, qui se déploie à l’écran dans toute sa splendeur carcérale. En 2023, le premier volet du triptyque documentaire consacré par Nicolas Philibert à une certaine forme de psychiatrie contemporaine plutôt enthousiasmante, Sur l’Adamant, récompensé par un ours d’or à Berlin, prenait ses quartiers sur le joli bateau du même nom, centre de jour dont l’enviable situation (sur la Seine en plein Paris) et la vocation (accueillir toutes sortes d’ateliers créatifs) offraient aux patients comme aux spectateurs des lignes de fuite et échappées, réelles ou symboliques – un appel d’air.

Ni voyeurisme ni surplomb

Le deuxième chapitre, le fascinant Averroès & Rosa Parks, consacré à des unités de soin relevant elles aussi du pôle psychiatrique de Paris-Centre, où l’on retrouve certains des personnages vus sur l’Adamant, est au contraire clos sur lui-même : l’on rentre dans le dur de la clinique, et l’on n’en sort pas. Pendant plus de deux heures, se succèdent de longs face-à-face soignants-soignés, et de plus rares groupes de parole, chargés d’interroger les parcours de chacun, les motifs qui l’ont conduit, pendant des décennies parfois, à revenir dans le système psychiatrique, et interroger aussi, plus généralement, les modalités du soin. Car la psychiatrie, ce sont souvent les patients qui en parlent le mieux. «Dehors, c’est irrespirable, alors si à l’hôpital on ne peut pas respirer…»

Pas de voyeurisme, pas de surplomb, simplement un regard et une écoute attentive, le geste du cinéaste accompagnant ainsi celui du personnel hospitalier. Il nous rapproche des patients davantage qu’il nous en éloigne, les failles dévoilées semblant souvent des versions XXL d’aspérités dont chacun mesurera s’il peut les faire siennes. N’est pas donnée à voir, en revanche, la réalité d’un système psychiatrique exsangue (même si une patiente y fait allusion), c’est au contraire le temps long de la négociation, des microscopiques avancées, qui se trouve valorisé. Comment en sortir, s’en sortir ? Comment ne pas y revenir ? Tout le paradoxe du lieu est articulé par un médecin : il s’agit de voir comment l’hôpital, cet ensemble hors du monde, permettrait «de se réinscrire dans la réalité de la vie».

Fondations chancelantes

Pas que le monde extérieur se fasse oublier, qui fait irruption de manière fragmentée et multiforme : le désir d’être «un citoyen» et de payer ses impôts, le soin qui aiderait à «faire comme les autres», le quotidien vu comme un parcours d’embûches insurmontables… Et des fragments de parler administratif, de structures politiques surgissant comme un surmoi («le Conseil d’Etat est-il au courant ?»), de modes contemporaines, de noms de philosophes chargés de faire mouche sur l’interlocuteur, fragiles béquilles sur lesquelles appuyer des fondations chancelantes.

Souvent, la caméra s’arrête sur des fenêtres, dont la valeur métaphorique ne laisse jamais oublier ce qui sépare ces patients de nous, spectateurs, de l’autre côté de l’écran et de la vitre. Séparation effective certes, mais aussi mince et fragile qu’une plaque en verre, et dont le beau, le très humain travail du film, est de nous la rendre bel et bien invisible.

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