Quand la télévision fait peur aux patrons

D.F. / Le Matin – 2 novembre 1978

Une histoire révélatrice qui fait apparaître les limites de la liberté d’expression à la télévision : la déprogrammation, par Antenne 2, de la série Patrons-télévision mise au point par l’INA.

De quoi s’agit-il ? Entre juillet 1976 et juillet 1977, une quinzaine de patrons ont parlé, devant la caméra, du pouvoir, de la hiérarchie, des syndicats, des grèves, de l’autogestion. Quarante heures d’entretiens filmés, à partir desquels deux jeunes réalisateurs : Philibert et Mordillat sortent trois émissions d’une heure qui dégagent l’essentiel du discours patronal. Elles sont co-produites par l’INA et Laura production. Chaque patron a visionné les rushes de son interview. Une version filmée, La voix de son maître, sort dans un cinéma du quartier Latin en février ; France-Culture diffuse une version radiophonique des entretiens le 4 avril.

Le 30 octobre, l’INA convie les patrons à une projection des émissions dont la diffusion est prévue pour les 15, 22 et 29 novembre. Le lendemain, Antenne 2 est saisie de protestations de certains patrons qui menacent d’intenter un procès en cas de diffusion de ces émissions qui les « caricaturent ». Ils se plaignent aussi des plans « trop misérabilistes », qui ont pourtant été tournés dans leurs usines et qui entrecoupent leur discours. Le lendemain, la déprogrammation est annoncée par Antenne 2 à la presse.

Dans un communiqué à l’AFP, l’INA signale que chacune des personnalités Interviewées a signé l’autorisation écrite d’exploitation télévisuelle de son interview, « en tout ou en partie ». La direction d’Antenne 2 déclare « ne pas vouloir réagir à ce communiqué qu’elle déplore », elle « maintient la déprogrammation ». En effet, selon Antenne 2, un procès resterait possible, toute personne ayant le droit de revenir sur son accord, lorsqu’il s’agit de la diffusion de sa propre image. Comme en matière de testament, c’est la dernière volonté de la personne concernée qui compte. Un conflit intéressant à suivre : pour la première fois, deux sociétés issues de l’ex-ORTF adoptent des positions complètement opposées. L’INA se sent bafouée : elle rappelle « que les copies des trois émissions ont été adressées à Antenne 2 fin août. La chaîne a donné son accord par écrit en même temps que les dates de programmation ».

Rappelons que les trois chaînes sont tenues de diffuser chaque année un certain nombre d’émissions produites par l’INA. Cet incident survient après la déprogrammation du film sur Bogota. Est-ce la production de documentaires de l’INA qui est remise en cause, et doit-elle se cantonner aux émissions sur l’art ?

Quant au fond, il est étonnant de constater que les patrons reculent devant leur propre image: Un film, une émission sur France-Culture, passe encore, mais quand il s’agit de la télévision le pouvoir du privé se révèle.

D. F.

Les quinze patrons interviewés

Michel Barba (Richier) ; Guy Brana (Thomson-Brandt) ; François Dalle (l’Oréal) ; Bernard Darty (Darty) ; Jacques de Fouchier (Paribas) ; Francine Gomez (Waterman) ; Alain Gomez (Saint-Gobain Emballages) ; Daniel Lebard (Comptoir Lyon-Alemand-Louyot); Edouard Leclerc (Centres Leclerc) ; Jacques Lemonnier (IBM) ; Raymond Lévy (Elf) ; Guy et Bernard Merlin (Merlin Plage) ; Gilbert Trigano (Club Méditerranée) ; Gérard Worms (Hachette).

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