Tête à tête avec 14 patrons

Jean-Michel Cordier L’Humanité – 2 novembre 1978

La série « Patrons-télévision » doit être diffusée.

« Mais c’est un scandale cette usine ! C’est du Zola ! C’est de la manipulation. Ça n’existe pas ! Où l’avez-vous trouvée ? Qu’en pensez-vous, Brana? » Guy Brana, P.-D.G. de Thomson-Brandt, ne répond pas à M. Fraisse du C.N.P.F. qui s’insurge devant l’image d’une ouvrière à la chaîne. Cette usine est la sienne. Cela se passait mardi soir, lors de la projection des trois émissions de la série Patrons/Télévision devant les patrons invités. On connaît la suite : la censure.

Au printemps dernier, un film a été tiré de ces entretiens avec quatorze patrons. Il a été diffusé sous le titre La voix de son maître, les patrons n’ont rien dit pas plus qu’ils n’ont protesté lorsque France-Culture a diffusé, à la rentrée, trois heures d’émission avec les mêmes matériaux. Cette fois devant la perspective d’être vus et entendus… et compris par des millions de téléspectateurs, ils reculent et crient à la manipulation.

Or, cette série de trois fois une heure est d’une rigoureuse honnêteté. Produite par l’Institut national de l’audiovisuel en collaboration avec le Centre National de la Recherche Scientifique, il s’agit d’un document qui révèle le discours patronal en France en 1976-1977.

Peu à peu et grâce à l’organisation des séquences enregistrées ce n’est plus tel ou tel patron qui parle. C’est une classe sociale, le patronat, le grand, dont le discours se déroule sous nos yeux, complaisamment. C’est toute la réussite de ce travail, d’une équipe autour de Gérard Mordillat et de Nicolas Philibert. Un travail extrêmement élaboré et précis où la caméra ne fonctionne plus comme faire-valoir du patron – ce qui est d’habitude le cas à la télévision – mais comme un miroir devant lequel le patron est seul et contraint de réfléchir sur ce qu’il dit.

Ce déshabillage de ceux qui parlent par leur propre parole est le produit d’une manière d’interviewer ces patrons, manière inaugurée par Jean-Luc Godard au cours des émissions qu’il a réalisées pour l’Institut national de l’audiovisuel.

Il s’agit d’une rupture de la complicité (ou l’agressivité) entre l’interviewes et l’interviewé qui caractérise l’information télévisée. Ici l’information ne consiste pas à valoriser (ou à dévaloriser) quelqu’un, mais à éveiller le téléspectateur au discours qui est tenu devant lui en renvoyant celui qui parle à ce qu’il dit.

Des séquences d’ouvriers au travail ou de chaînes à l’arrêt ou en mouvement dans les usines de ces patrons viennent souligner les effets de ce discours : l’exploitation de la classe ouvrière. Effets brutaux de la cause patronale.

Les patrons ne les nient d’ailleurs pas « Un bon patron, c’est pas lui qui nourrit son personnel, c’est son personnel qui le nourrit » (Guy Merlin). Différemment les autres disent la même chose et tous se cherchent une légitimité qui reste introuvable hors de leur unique finalité : le profit.

Certains d’entre eux modernisent leur discours au point de déclarer tranquillement comme le PDG. de Saint-Gobain Emballage, Alain Gomez « L’autogestion c’est sûrement dans une phase à court terme ou à moyen terme, le type, le système de sortie.» De quoi ? De la crise.

Et il précise même : « Une société socialiste, autogestionnaire pourrait être l’incarnation (?) dans les années qui viennent… Mais ça restera finalement le même monde… enfin la même organisation de base. »

Il est vrai que M. Gomez fut un des fondateurs du C.E.R.E.S.

D’impressionnantes séquences de chaînes de construction de téléviseurs montrent que ce discours n’est pas seulement subi et combattu par la classe ouvrière dans l’entreprise, mais que c’est le discours qui domine partout. Et surtout à la radio télévision. C’est en ce sens que ces trois émissions informent. Elles donnent à voir ce qui est diffus et imprègne notre quotidien la domination de la grande bourgeoisie non seulement sur le corps, le temps, le travail, mais aussi dans les esprits.

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