Commander, disent-ils
Thomas Ferenczi – Le Monde – 18 avril 1979
Gérard Mordillat, trente ans, et Nicolas Philibert, vingt-huit ans, ont interviewé des chefs d’entreprise en 1976 et 1977. Depuis, Ils explorent la matière recueillie, la soumettent à divers traitements. Ils ont d’abord mis en scène le discours patronal dans La voix de son maitre, film de long métrage sorti dans les salles de cinéma en février 1978. Puis, ils ont gardé la seule parole pour Tous derrière et lui devant, émission de radio diffusée par France-Culture en mars et en novembre 1978. En novembre de la même année, Antenne 2 devait programmer Patrons /Télévision (trois fois soixante minutes). Mais ne voulant pas risquer un procès, la direction de la société a décidé de surseoir à la diffusion des émissions, à la suite de protestations de cinq des patrons » concernés.Patrons /Télévision sort donc dans le circuit commercial. Dernier éclairage, dernière forme d’examen du discours : l’écriture et la mise en pages. Gérard Mordillat et Nicolas Philibert viennent de publier Ces patrons éclairés qui craignent la lumière*, dans lequel lis livrent le décryptage intégral de ce qui est montré dans le film et les émissions.
* Collection « Histoires Imaginaires ». Editions Albatros, 223 pages.
QUINZE chefs d’entreprise, quinze « patrons » de grosses « boites » parlent. Interrogés par Gérard Mordillat et Nicolas Philibert, ils s’expliquent, longuement, sur leur métier, sur leur conception du pouvoir et de la démocratie, sur le rôle des syndicats et l’importance des conflits sociaux. Ce qu’ils disent est intéressant, aux questions qui leur sont posées (et que le téléspectateur n’entend pas dans le montage final) ils répondent le plus souvent d’une manière non seulement intelligente – ce qui est après tout la moindre des choses – mais aussi humaine et, somme toute, sympathique. Il y a bien, de-ci de-là, quelques naïvetés ou même quelques énormités, mais enfin, dans l’ensemble, le portrait qu’ils donnent d’eux-mêmes devrait plutôt les mettre en valeur, ne serait-ce que par contraste avec l’image caricaturale qu’on se fait d’eux en général.
Pourtant ces patrons souriants n’ont pas aimé les trois émissions de Gérard Mordillat et Nicolas Philibert. Ils ont même obtenu de M. Maurice Ulrich, président-directeur général d’Antenne 2, qu’elles ne soient pas diffusées. Leur réaction se comprend car il est bien vrai, en définitive, que malgré leur langage raisonnable et leur visage affable, ils n’apparaissent pas sous un jour flatteur. Curieux décalage, que tous les téléspectateurs ne ressentirent peut-être pas – d’où l’ambiguïté du film – et que les auteurs expliquent par l’effet critique « en soi » du cinéma. « En soi ? » Le montage joue, bien entendu, un rôle déterminant. Il permet ici, par exemple, l’insertion de plans d’usines et d’ouvriers au travail qui, venant en contrepoint du discours patronal, en soulignent la vanité
Procédé facile et directement polémique dont on sait qu’il a fortement déplu à plusieurs des Interviewés et qui n’est d’ailleurs pas le plus convaincant.
L’essentiel, cependant, n’est probablement pas là. Ce qui suscite, à la longue, cette impression de malaise, c’est plutôt l’accumulation de déclarations bien balancées qui se ressemblent beaucoup et qui créent un étrange effet d’irréalité. Il est aisé de ridiculiser n’importe qui à l’écran en tronquant ses propos ou en jouant sur l’enchaînement des séquences. Si tel était te cas, les interviewés pourraient à bon droit s’estimer trahis. Gérard Mordillat et Nicolas Philibert ont choisi la démarche inverse : ils ont donné à leurs interlocuteurs la possibilité de s’exprimer d’une manière précise et détaillée, sans leur couper la parole ni les provoquer par des questions agressives. Le résultat est une sorte de long récitatif à quinze voix, dont le contenu est parfaitement homogène.
Ce n’est pas une surprise pour les auteurs qui ont voulu, disent-ils, montrer l’unité du discours patronal. Le téléspectateur, pour sa part, croit assister à une représentation où chacun joue, à la façon d’un acteur, un rôle appris. La répétition finit par semer le doute sur la sincérité de ces quinze personnages en quête d’auteur, par faire apparaître la rhétorique de leur argumentation, par ruiner discrètement la véracité de leurs dires, le pouvoir de persuasion des plus habiles étant en quelque sorte miné par l’assurance tranquille des moins subtils.
Que disent-ils? Que le chef d’entreprise a cessé d’être un seigneur de droit divin pour devenir un animateur, « un chef d’orchestre », « un bon artisan » plutôt qu’«un grand artiste»; que sa légitimité repose sur sa compétence, non sur sa naissance ou son titre; que la question du pouvoir n’a pas de sens (« est-ce que l’on parle du pouvoir dans une équipe de rugby ou sur un navire?», demande l’un d’eux), mais que se posent seulement des problèmes de commandement et de responsabilité; que l’élection des dirigeants par le personnel n’est pas concevable ; que les tensions sociales peuvent être fécondes si on sait en tirer parti; que la hiérarchie est nécessaire et les syndicats trop politisés, etc.
Ces analyses, qui n’ont rien, on le voit, de révolutionnaire, les uns les présentent avec naturel, les autres avec solennité, certains même avec talent (s’il fallait dresser un palmarès, Guy Brana, de Thomson-Brandt, et Alain Gomez, de Saint-Gobain Emballages, seraient sans doute classés en tête). Elles contribuent à exprimer l’idéologie du capitalisme moderne, avec sa cohérence, ses certitudes et ses silences. Le film de Gérard Mordillat et Nicolas Philibert suggère que la réalité n’est pas si simple. Telle est, si l’on veut, la vertu critique du cinéma.