Écoute que coûte
Jean-Marie Samocki / Les Cahiers du cinéma – mars 2024
Averroès & Rosa Parks et La Machine à écrire et autres sources de tracas font aujourd’hui de Sur l’Adamant le premier volet d’un triptyque. Quelques plans de respiration, l’attention à la lumière qui provient des fenêtres rappellent la manière dont le cinéaste fait dialoguer l’activité artistique des patients avec la beauté du monde. Mais les entretiens psychiatriques entre médecins, psychologues et patients, absents jusques-là, constituent l’essentiel d’Averroès & Rosa Parks, du nom de deux unités de soin de l’hôpital Esquirol à Paris. Ils réapparaissent de façon sporadique dans La Machine à écrire…, mais il s’agit alors de faire parler quelques individus de leurs angoisses chez eux, dans leur appartement.
Aucun épuisement méthodique d’un lieu ; aucune question budgétaire abordée frontalement ; pas d’interrogation directe sur l’approche médicamenteuse de la psychiatrie. Nicolas Philibert s’adosse à des situations quotidiennes, voire apparemment accessoires, et fait l’épopée romanesque en même temps que le tableau sociologique. Certains personnages reviennent d’un film à l’autre, mais aucun n’est présent dans les trois volets : François, qui ouvre l’ensemble en chantant La Bombe humaine de Téléphone, réapparaît dans Averroès… le temps d’un long segment ; dans La Machine à écrire… Muriel, déjà croisée à bord de l’Adamant, attend que deux éducateurs viennent réparer son lecteur CD. Leur réapparition donne une épaisseur humaine à un parcours dont chaque volet se soutient des deux autres, sans jamais s’en trouver écrasé. Pour agencer finalement l’ensemble, Philibert se fonde, consciemment ou non, sur les registres par lesquels un individu s’inscrit dans le monde : l’imaginaire, le symbolique, le réel.
Sur l’Adamant s’est concentré sur la dimension imaginaire : en observant différents patients face au dessin, au chant ou à l’écriture, il transforme ces appropriations de la création en modalités de rencontre avec autrui. Même si le cinéaste et son équipe réduite y donnent à entendre une parole heurtée et tourmentée, ils se placent encore en situation d’intermédiaire, entrant en relation avec les patients pour que les regards caméra puissent atteindre le spectateur. Le bateau, entre rêverie adamique et Atalante cinématographique, devient ce lieu suspendu, où l’individu est abordé sans présumer de son symptôme.
Dans Averroès…, le cinéaste s’efface au contraire devant les psychiatres et les psychologues pour enregistrer le déploiement symbolique de la parole lorsque celle-ci, blessée, fragmentée, déchirée, répétitive, est sur le pont de se disloquer dans le délire ou la paranoïa. La douleur, constamment à fleur d’image, envahit désormais le discours, qui en retour s’efforce de la respecter, de la reconnaître, à défaut de la canaliser. Le cinéaste revitalise ainsi les battements élémentaires du champ et du contrechamp, ouvrant chaque individu, qu’il soit médecin ou patient, sur le risque de l’autre, risque de sa présence comme de son incompréhension. Les médecins ne cessent de scruter un patient qui les évite, regarde de côté, s’abîme dans le vide. L’écoute devient un dispositif de montage qui, en relançant les images, permet de faire affleurer failles et fissures, par lesquelles le symptôme se laisse entrevoir.
Le spectateur aperçoit mieux ainsi, par effet de reconnaissance, ce qui le rapproche des patients que ce qui l’éloigne d’eux. Au début de La Moindre des choses, il y a trente ans, Philibert dramatisait le contraste entre une nature solaire et édenique dans le parc de la clinique de La Borde et des corps désarticulés. La première prise de parole d’un patient sonnait meme comme un glas : « Je ne suicidais puis je revenais comme un fantôme. » Désormais, bien qu’on retrouve ici et là comme plans de coupe certaines formes spectrales, la parole s’appuie sur des formules aux allures de normalité : je veux payer mes impôts, je veux me lever tôt pour aller travailler, je suis les règles de la République, je recours à la culture comme preuve de ma rationalité. Un prof de philo en pleine décompensation résume sa vie sur le mode du name dropping : Deleuze, Merleau-Ponty, Tagore. Son discours se défait par bribes, peine à consister. Mais a-t-il absolument tort lorsqu’il décrit le conseil de classe comme une antichambre néolibérale en milieu scolaire ? Lorsqu’un autre patient qui hallucine le retour de son père mort dans le service de psychiatrie doit se projeter dans un avenir, il se referme aussitôt agressivement sur lui-même, soutenu par la sécheresse du montage. Cette impossibilité à camoufler sa vulnérabilité n’appartient-elle qu’aux délirants, ou pouvons-nous aussi nous y retrouver ? Philibert appréhende ces patients non par le versant de la maladie, mais par la quête impossible d’une norme fantasmée. Il révèle ceux que nous plaçons dans les marges de notre ordre social comme des versions plus détruites, plus instables de ce que nous sommes. Puissance éthique du dispositif d’enregistrement qui, au sein d’un discours au bord de l’effilochement, arrive à donner à entendre le silence, le vide, l’inquiétude que nous avons appris à dissimuler au creux de notre normalité.
La Machine à écrire... constitue un aboutissement de cette démarche, bien plus qu’une clausule ou un épilogue. Après l’imaginaire et le symbolique, voilà abordée la dimension du réel. À partie de la simplicité de son argument (des psychologues viennent chez les patients rafistoler des objets dont la déterioration empoisonne le vie quotidienne), il explore ces instants où le psychisme se fixe sur un phénomène qui l’englue et qui dissout son rapport à la réalité et à l’extériorité. Le geste de réparer compte moins que le flottement de l’individu dans un entre-deux, entre désinsertion et raccordement au monde. En quelques phrases devant la caméra, Patrice, silhouette douce et immobile, décrit son mode de vie rythmé par l’écriture quotidienne, à la main, d’au moins deux poèmes qu’il tape à la machine le soir. Philibert se décentre de la machine en panne, délaisse également les réparateurs à l’arrière-plan et ne s’autorise qu’un seul plan de coup, très bref, sur les piles entassées dans un coin de l’appartement. Aucun gros plan sur les manuscrits, aucune lecture à voix haute des poèmes. Il se garde de monumentaliser Patrice, de l’amener vers les compulsions de l’art brut, ne le considère que comme un modeste praticien de l’écriture.
Peu à peu, l’angoisse prend le pas sur l’anecdote. Philibert capte essentiellement la présence d’individus qui ont besoin de ces objets pour tenir à l’existence. La réparation ne colmate pas la séparation d’avec soi ou le monde, elle la rend tolérable, mais cette manière de l’endurer se délite au fur et à mesure qu’à l’écran les corps s’allongent, se paralysent dans un effondrement de plus en plus engourdi. Pas un plan d’ensemble qui cadre tout le salon, Philibert fixe Frédéric sur son divan, pétrifié au milieu de tous les objets qu’il a accumulés pour se construire un monde qui le rassure. Cette dernière image de La Machine à écrire…, plan-caveau, fait ressurgir un plan d’Averroès…, l’antépénultième, bouleversant dans son apparente évidence : un plan d’arbre, comme la consolidation d’un monde qui ne s’écroulera jamais, que la mémoire colore désormais de la teinte funèbre d’une cérémonie des adieux.