La Voix de son maître
Jean-Pierre Jeancolas / Positif n°207 – Février 1978
Il est frappant de constater que nombre de critiques (de cinéma) de la grande presse (quotidienne) ont préféré abandonner La Voix de son maître au collègue en charge de la rubrique économique… Le film de Gérard Mordillat et Nicolas Philibert nous éloigne de ce à quoi la décennie écoulée nous a habitués: le film politique/militant, en France, est aujourd’hui un genre confortable fondé sur des documents et des interviews contradictoires que le montage affronte sans laisser de doute sur le choix de l’auteur. Le spectateur, militant ou non, est pris par la main, et conduit par une démarche plus ou moins fruste et tortueuse – pas nécessairement fruste ni tortueuse là où on voulait le conduire. «On», c’est le détenteur du pouvoir pendant le temps du film.
Pour deux raisons, La Voix de son maître échappe à ce schéma convenu. Sa matière d’abord. Nous sommes généralement habitués à considérer le cinéma comme de l’image. Or la matière majeure sur laquelle Mordillat et Philibert ont travaillé, c’est de la parole. Douze chefs d’industrie parlent. C’est leur voix, et leur voix seule, qui structure les cent minutes du film.
En d’autres termes, c’est la voix qui est la matière même de la mise en scène car il y a mise en scène. Et l’objet de cette mise en scène, c’est le discours. Chacun des douze intervenants est donné (physiquement) une fois pour toutes, campé dans un décor qui le traduit ou le trahit, mais dont il est, à chaque fois, lui même responsable (le canapé souple sur lequel Madame Gomez, P.D.G de Waterman, pose comme une Récamier, la moquette et les meubles répétant autour d’elle le sigle de sa firme). L’intervention des auteurs est du domaine de la mise en ordre des pièces éparses d’un discours que le film révèle cohérent. Le montage est ici essentiellement montage de son (encore que des plans d’usines et de travail en usine, muets, ni situés ni commentés, interviennent en contrepoint au discours patronal mais par un curieux phénomène d’échange, ce sont ces plans image qui jouent le rôle traditionnellement dévolu à un accompagnement musical…)
Ensuite, le film déroute précisément parce qu’il ne joue pas le jeu traditionnel de la polémique. Il n’est, dans le temps de sa projection, le lieu d’aucun affrontement. Les auteurs n’interviennent ni dans le champ, ni sur la bande son. Aucun contradicteur (qui pourrait être un syndicaliste, un journaliste, un ouvrier, un politique professionnel) ne vient discuter le discours des maîtres.
Ce serait une erreur de prétendre réduire l’un ou l’autre des interviewés à une petite phrase frappante ou paradoxale. Quand Jacques de Fouchier, P.D.G de Paribas et administrateur de quelques dizaines de sociétés, dit: « Je l’affirme avec force, l’entreprise ne peut vivre que dans le cadre d’une structure monarchique », il fait passer un petit frisson. Enfin un patron comme on les voudrait tous, on peut se taper sur les cuisses et le montrer du doigt. C’est trop simple: réduit à ces aphorismes, le discours devient niais et confortable.
Or il ne l’est pas. Dans le film, le discours à douze voix est largement univoque: les douze patrons mis en scène, même s’ils ne pèsent pas le même poids, même si certains sont plus traditionalistes dans leur logique de patron, parlent un langage unique. Mordillat et Philibert nous font mesurer que les patrons ne sont plus ce qu’ils étaient dans l’imagerie populiste des deux cents familles.
C’est leur cohérence, leur assurance tranquille, l’absence de toute aspérité, de toute polémique, qui dérangent et qui font le film troublant.
Il y a cependant à la fin du film une idée qui est de plasticien autant que de polémiste, et qui est une idée très forte : les images des patrons parleurs s’émiettent, se dédoublent et se multiplient sur les écrans de téléviseurs qui cheminent sur les chaînes de livraison d’un entrepôt. Les petits écrans vont porter la voix des maîtres… Le grand discours secrète une multiplicité de petits discours qui vont investir le lieu privé de chacun de nous, Bernard Darty s’enrichit en vendant la parole de ses onze inquiétants camarades.