La Voix de son maître
Michel Capdenac / Ecran 78 – 15 mars 1978
Réunir sur pellicule en noir et blanc pardon, teintée de bleu tous les éléments d’une austère leçon d’économie et pourtant échapper aux mornes dédales du didactisme, construire sur la base d’un témoignage direct un pamphlet indirect, mais d’autant plus savoureux et efficacement corrosif qu’il utilise le second degré, voilà ce qui s’appelle sportivement réussir un essai. Ses auteurs d’à peine trente ans, jusqu’ici assistants et réalisateurs de courts métrages, le marquent dans un style original et élégant qui bouscule aussi les catégories.
Ils ont mis sur la sellette des représentants de patronat, ce qui nous vaut un document de choc. Révélateur et démystifiant dans la mesure même où ne sont traités, en apparence, que les problèmes du métier ». Mais les propos tenus, subtilement agencés et entrecroisés par le montage, font affleurer constamment l’imaginaire d’une classe, son inconscient, le divorce entre une vision du monde exposée selon des principes, une logique, et cette autre logique que les cinéastes font surgir systématiquement en contrepoint : la sinistre réalité du travail à la chaîne, l’enfer quotidien, kafkaïen, des hommes transformés en rouages de la machine qui les écrase et les exploite. Si bien que l’énoncé fleuri de tant de belles théories est ponctué et dénoncé par une pratique qu’elles couvrent d’un voile pudique.
Ce n’est pas toutefois un film militant, au sens habituel du terme : la polémique en est exclue, sauf par le truchement, plus redoutable, de la litote. La politique est au poste de commande, mais en ordonnant la parole et l’image, elle leur laisse le soin de provoquer la réaction critique du spectateur et d’illustrer la formule de Brecht : « Ceux d’en haut ne s’y maintiennent que parce que d’autres sont en bas», Si, paradoxalement, ce film très instructif distille l’humour, c’est que la réalité, quand elle dépasse à un tel point la fiction, prodigue la cocasserie et déclenche à coup sûr le rire. Cocasserie tantôt involontaire, tantôt malicieusement mise en scène : les héros de la fable apparaissent parfois sur des écrans de TV disposés aux endroits les plus incongrus, dans une cour, sur une pile de caisses, au milieu d’une rangée d’autres récepteurs prêts pour l’emballage, etc. Dès lors, les interventions alternées de ces têtes d’affiche évoquent irrésistiblement les cibles d’un stand de foire, les têtes à claques « d’un jeu de massacre distancié par a réflexion. A vrai dire, les vedettes de ce spectacle singulier sont pratiquement inconnues du grand public, sinon anonymes. Mais elles s’identifient si parfaitement à leur propre mythe qu’elles finissent par devenir des personnages, par jouer et mimer le rôle que leur impose leur fonction sociale. Celle ci se traduit en discours, en attitudes, en psychodrame d’une histoire rarement racontée parce qu’elle se passe dans les coulisses de l’histoire, hors de portée du commun des mortels.
Qu’est-ce que le capital ? Pour la plupart des gens une notion abstraite, une entité. Or voici que soudain ce pouvoir invisible sort de l’ombre, prend on visage qui n’est d’ailleurs toujours qu’un masque. Les fantômes qui nous gouvernent, princes de l’industrie et de la finance, qui détiennent non seulement les privileges mais le véritable pouvoir, s’incarnent sur l’écran, se mettent à parler, à s’expliquer, à commenter doctement leur conception de l’entreprise dont ils sont les chefs. Le mot « maître» les agace, et s’ils ont accepté de participer à un film qui leur permet, en premier lieu, de montrer leur autorité, leur compétence, l’importance qu’ils s’attribuent, ils en récusent en choeur le titre, trop claire allusion au fameux chien à l’écoute. Ils eussent préféré « Les conquérants du possible », ou même « Les gagneurs » (sic). Le titre de « patron» ou de « boss» leur convient davantage ; à la rigueur «animal politique» s’il fout le pimenter d’un brin de fantaisie.
Ils sont donc douze P.D.G., comme les apôtres sûrs d’eux-mêmes et dominateurs d’un système dont ils plaident la légitimité avec une touchante conviction et un langage qui exhale souvent le technocrate de bonne souche. A les entendre évaluer le poids des lourdes responsabilités dont ils se sentent investis, on compatit, on verserait presque une larme! Jolie brochette de belles âmes qui rassemble Boussac, Trigano, Darty, Jacques de Fouchier (Paribas), Michel Barba (Richier), Guy Brana (Thompson Brandt), François Dole (L’Oréal), Francine Gomez (Waterman), Daniel Lebard (Comptoir Lyon-Alemand-Louyot), Raymond Levy (ELF Aquitaine), Jacques Lernonnier (IBM France) et Alain Gomez (Saint Gohain). La caméra nous les livre tels qu’en eux mêmes les change l’éternité de leurs certitudes, parcimonieux en confidences personnelles mais prolixes quant à l’itinéraire de leur réussite. De Fouchier, oui a débuté petitement dans l’administration en est si fier qu’il lâche cet aveu: « l’entreprise ne peut vivre que dans le cadre d’une structure monarchique ». La plupart se gardent bien de pareil : ils exercent dans le social, le paternel, la noblesse de l’administrateur imbu d’une mission dont l’un deux n’hésite pas à affirmer qu’elle, est « égale à celle du balayeur ». Trigano ne veut être qu’un GO. (gentil organisateur) du Club Méditerranée, Boussac a vécu l’un des moments « les plus émouvants de sa carrière lorsqu’il a été contraint de procéder à des licenciements ». La découverte du pouvoir syndical constitue parfois non seulement une « situation difficile» (Darty) mais un véritable traumatisme! Les syndicats sont manipulés ? Michel Barba préfère franchement qu’ils le soient par le P.C. plutôt que par des gangsters comme aux U.S.A. Certes, « le capital est devenu anonyme », mais « l’entreprise est la dernière paroisse ». Lemonnier, pape d’IBM, fait l’éloge des multinationales, et retrace avec componction la méthode des « entretiens d’évaluation » qui permet à « la démocratie » de s’exprimer par une libre discussion et même, en tant que voie de recours, par l’escalade de la hiérarchie… Les grèves, les conflits ? On n’aime pas trop, mais il faut s’y faire, apprendre à « jouer le jeu syndical », voire à « gérer les tensions pour avoir le plaisir de les résoudre ! » (re sic).
Somme toute, de braves gens qu’il importe de connaître à visage découvert, plus vrais que nature. Et La Voix de son maître y contribue avec une implacable sérénité on n’en croit pas ses yeux et ses oreilles. C’est a force du film. Privés de mystère, les « maîtres » révèlent les atouts et les étais, parfois médiocres, de leur puissance, mais aussi l’illusion qui la fonde et sa précarité. C.Q.F.D.