Les eaux dormantes de la TV giscardienne

Gérard Lefort / Libération – 1er juin 1979

Premier épisode: les images sont dans le placard

Sept ans de censure à la télévision giscardienne. On imagine spontanément un tribunal de créatures atroces et blafardes, officiant dans les sous-sols humides d’un bâtiment douteux. Autre cliché : seul le secteur de l’information aurait été visé par la censure. Tout cela serait trop beau, trop symboliquement vrai, et surtout peu conforme à l’intelligence du régime qui a disparu le soir du 10 mai.

Le secteur de l’information a été bien évidemment surveillé, mais tous les autres domaines de la création télévisuelle ont également été touchés. Et, du coup, pour assurer cette censure polyvalente, on a vu se mettre en place une stratégie beaucoup plus fine que ce que les caricatures hâtives nous laissent, par habitude, imaginer. Dans l’aura du libéralisme giscardien, il fallait à la fois sauver la face et assurer une maîtrise fiable de l’ensemble du système télévisuel. La censure massive s’éclipsa donc très vite au profit de petites manoeuvres insidieuses et fuyantes dont la subtilité et la discrétion s’avérèrent à l’usage beaucoup plus efficaces :

PROGRAMMER, DÉPROGRAMMER

– Pratique des listes noires ou grises qui permettaient de conserver en alibi des réalisateurs « douteux » tout en les épuisant sur des sujets fastidieux (de-ci, de-là, un petit reportage ou un quart d’heure d’émission enfantine).

– Arguments économiques bateaux : « Vous êtes trop long et donc trop cher ».

– Pour les émissions d’actualité, une mise au placard indéterminée qui, par principe, rendait très vite les sujets traités obsolètes.

– Mais le système qui semble avoir eu le plus de succès, c’est celui de la programmation/déprogrammation intempestive. Imaginez qu’une émission programmée à 21H30 (heure d’audience raisonnable) gêne pour une raison quelconque le directeur de la programmation. Plutôt que de la supprimer purement et simplement, ce qui attire fatalement l’attention, le jeu consistait à la déplacer vers une heure d’écoute tardive ou suicidaire (par exemple, en concurrence avec un film ou une émission de variétés sur les autres chaînes) et, si possible, deux ou trois semaines plus tard, pour que les éventuelles annonces dans les journaux spécialisés ou dans les programmes de quotidiens tombent à l’eau. On se souvient de la série Paysannes de Gérard Guérin, sur les femmes du Larzac, prix de la critique télévisuelle 1980, programmée à 16H, heure où les paysans prennent le thé… Série jamais rediffusée.

Face aux protestations des réalisateurs ou des producteurs, cette pratique permettait d’éluder les raisons directement idéologiques ou politiques en se retranchant derrière le nébuleux impératif de la programmation (« pas de place, les stocks à écouler en priorité, etc…»). Certains directeurs de programmes poussaient même l’hypocrisie jusqu’à soutenir que cette recherche d’un créneau plus favorable pour une émission dérangeante, s’effectuait pour la défense du bien des créateurs.

L’ARGUMENT COUSU-MAIN DE LA CENSURE

A l’usure, toutes ces pratiques confondues cassèrent plus sûrement les reins des créateurs que n’importe quelle censure éléphantesque. A tel point que certains d’entre eux qui fonctionnaient déjà sous de Gaulle ou Pompidou, en venaient à regretter cette époque bénie où, du moins, les choses étaient clairement dites.

Interrogés sur la censure à la télévision, les responsables des trois chaînes se défendent donc très facilement d’avoir fait subir une surveillance ou d’avoir cédé à des pressions extérieures. Certains d’entre eux ont même déclaré que ces persécutions n’existaient que dans l’imagination malade de quelques réalisateurs paranoïaques et marginaux. Il est vrai que beaucoup de réalisateurs se sont toujours précipités sur l’argument cousu-main de la censure pour s’exhiber en martyrs et justifier des refus de production pour des sujets qui étaient souvent réellement médiocres ou mauvais.

Il n’empêche qu’aujourd’hui, alors que le couvercle se soulève un peu, des créateurs renommés ou de qualité (réalisateurs ou producteurs) persistent dans une réserve craintive dès qu’il s’agit de citer des noms, de rapporter des témoignages ou des situations réelles. « Vous savez, nous a déclaré l’un d’entre eux, plusieurs fois ‘barré’, les choses évoluent lentement ; le pouvoir politique a changé mais, jusqu’à nouvel ordre, les responsables de la télé restent en place, et c’est encore avec eux qu’il va falloir fonctionner. » Sept années de censure florentine rendent apparemment prudent.

Pendant toute cette période, il y eut cependant quelques cas flagrants où cette censure se démasqua et révéla sa véritable nature. On verra cela demain.

Deuxième épisode: si vous saviez !

Le plus célèbre cas de censure par omission fut, sans conteste, le refus réitéré de diffuser Le chagrin et la pitié de Marcel Ophüls et Français si vous saviez d’Harris et Sedouy. Mais les deux exemples les plus édifiants furent Chili impressions de Bersoza et Patrons/Télévision de G. Mordillat et N. Philibert.

Dans Chili-Impressions un plan de phoque associé au portrait de Pinochet déclencha une attaque en justice de l’ambassade du Chili pour injure envers un chef d’Etat étranger. En référés le tribunal décida qu’une fois la scène « infamante » supprimée, l’émission pouvait être normalement diffusée. Autrement dit, la censure restait, si l’on peut dire, légale puisqu’il y avait eu effectivement atteinte à la législation du droit à l’image qui veut que tout individu soit maître et propriétaire de son image et qu’on ne puisse donc l’utiliser sous quelque forme que ce soit, sans son consentement.

Pour la série Patrons/Télévision la censure incapable d’agir dans le cadre d’un cursus légal, allait employer d’autres procédés. De quoi s’agissait-il ? A travers le portrait de 15 patrons clefs de grandes entreprises nationales ou multinationales, les auteurs de la série voulaient montrer les patrons tenant le discours patronal, exhiber son unité et surtout sa situation, étant entendu que le discours est tout autant dans ce qu’on ne dit pas que dans ce qu’on dit : les gestes, les attitudes, les comportements, l’aménagement d’un espace…

Le 14 octobre 1979, Antenne 2 visionne, accepte et programme la série pour le 15, 22 et 29 novembre. Le 30 octobre, G. Mordillat et N. Philibert décident de présenter gracieusement les émissions aux patrons concernés. François Dalle (P.D.G. de L’Oréal) en sort mécontent. L’image réelle ne correspond pas à l’image rêvée. Par l’intermédiaire d’un membre du C.N.P.F. et en l’absence de J.P. Lecat en voyage au Japon, F. Dalle intervient auprès du chef de cabinet du premier ministre, qui fait lui-même pression sur Maurice Ulrich, P.D.G. d’Antenne 2. Le 31 octobre la série Patrons/Télévision est officiellement supprimée.

Il faut bien comprendre la manoeuvre. F. Dalle, juriste de formation, savait bien que du point de vue du droit à l’image, les émissions de Mordillat et Philibert étaient inattaquables puisque tous les patrons filmés avaient donné leur accord écrit pour l’utilisation de tout ou partie de leur image. Il fallait donc agir autrement, à coup de force et non plus de loi. Mais le plus étonnant dans toute cette affaire n’est pas tant la réaction épidermique d’un des patrons que la promptitude de la chaîne à réagir et finalement à obéir sur un simple coup de téléphone.

TÉLÉ HORS LA LOI

S’arrogeant le droit de se substituer à une autorité judiciaire (qui était la seule compétente en cas de litige), bafouant ouvertement les accords qui liaient l’I.N.A., (coproductrice de l’émission), et la chaîne, niant les contraintes inhérentes au cahier des charges, la direction d’Antenne 2 révélait ainsi sa propre conception de l’ordre.

Pour pratiquer la censure politique dans un système qui officiellement la niait, la télévision devait fatalement se situer hors-la-loi, ce qu’elle fit sciemment et sans complexes, mise à nue par ses pratiques mêmes.

Mais pourquoi cette série d’émissions et pas une autre ? Pourquoi la censure, habituellement rusée et masquée, se décida subitement oeuvrer à découvert sur ce cas précis alors qu’une version filmée d’une heure trente, sortie en salle le 22 février 1979 et une émission de radio diffusée sur France-Culture le 9 avril, tout deux réalisées à partir du même matériau, n’avaient précédemment provoqué aucune réaction des patrons ?

L’explication crève les yeux : ce qui peut être vu dans un film distribué dans un réseau « Art essai » ou entendu sur une chaîne radio réputée élitiste, est insupportable diffusé sur des millions de téléviseurs. De façon flagrante, c’est le médium télévision qui est en cause comme si la politique fondamentale avait toujours été de le protéger contre tout « danger » d’imagination. L’échec du projet de Sartre pour son histoire des Français, la collaboration avortée avec Jean Genet pour une autre série d’émission, l’idée même qu’on ait jamais simplement pensé à solliciter des gens comme Beckett, semblent bien indiquer que, pendant ces sept dernières années, la tendance aux eaux dormantes s’est fortement renforcée.

Si l’on diffusait aujourd’hui Le chagrin et la pitié, Français si vous saviez ou Patrons/Télévision, cela n’indiquerait pas que subitement la télévision est passée à gauche, mais simplement qu’elle respecte enfin ses engagements et qu’elle assure sa mission.

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