Les patrons sortent de leur boîte

Sophie Darmaillacq et Nicole Penicaut / Libération – 4/5 mai 1991

En 1978, le PDG de L’Oréal n’avait pas supporté son image. Patrons/Télévision, un film de Gérard Mordillat et Nicolas Philibert qui traquait le discours patronal dans une série d’entretiens, avait été purement et simplement censuré. Il est diffusé treize ans plus tard, alors qu’argent et profit ont cessé d’être honteux.

Quand il s’est vu en 1978 dans Patrons/Télévision, François Dalle s’est étranglé de colère. Foi de patron de l’Oréal, cette émission « ridicule » ne pouvait pas passer à la télévision. Sidéré par la projection d’une série de trois émissions où il figurait en personne, tout comme une douzaine des têtes «éclairées » des grandes entreprises françaises. Ce cher Brana de Thomson, Barba de Richier, Fouchier de Paribas, Boussac, les Gomez, Lévy d’Elf Aquitaine (aujourd’hui chez Renault), ou Trigano du Club, qui, tous, avaient accepté la règle du jeu « extrêmement claire depuis le départ » du film de Gérard Mordillat et Nicolas Philibert : une quarantaine d’heures d’entretien réalisés avec ces grands dirigeants choisis dans des secteurs d’activités aussi différents que le textile, l’informatique ou l’électronique, pour « dégager l’unité du discours patronal ».

Quelques mois plus tôt, ni le long métrage, La voix de son maître, sorti en salle, ni la série radio,  Tous derrière et lui devant, diffusée sur France Culture, n’avaient éveillé la moindre protestation de la part d’aucun des participants. Mais cette série télé donnait brusquement « une image caricaturale des patrons ».

Qu’à cela ne tienne. Un simple coup de fil ministériel à Maurice Ulrich, président de la deuxième chaîne, et hop, on apprit par un tout aussi simple communiqué que la série, coproduite par l’INA, était déprogrammée sine die. La presse hurla à la censure, on échangea un volumineux courrier entre présidences de l’ORTF et cabinets ministériels, mais pas d’explications, pas de procédure, et jamais de diffusion. Edifiant.

Treize ans plus tard, quand dans Patrons 78/91, une version condensée par les réalisateurs et réactualisée par Mosco d’une postface, ces messieurs importants apparaissent enfin dans le poste, on saisit mal a priori où est le brûlot « malveillant ». Douze patrons en noir et blanc, dont certains sont encore en exercice aujourd’hui, filmés en plans séquences et cadres fixes dans la posture et le décor qu’ils avaient eux-mêmes choisi, calés dans un fauteuil Louis XV ou derrière un bureau, parlent très longuement du pouvoir, de la hiérarchie, des syndicats, des grèves, de l’autogestion…

Rien d’un film militant, genre très en vogue en ces temps post-soixante-huitards, ni du reportage télé avec questions-réponses saucissonnées. On n’entend d’ailleurs pas les questions, et cette curieuse brochette d’acteurs guindés, boudinée dans ses costumes d’époque, déclame ses réflexions in extenso. A de rares exceptions près, on en ronflerait presque, si de fulgurantes images ouvrières, filmées par les deux auteurs « dans les espaces de travail où le discours s’exerce », ne venaient parfois enrayer la machine. Robots femelles enchaînés, aux gestes saccadés, bruits de l’usine, ou inquiétant silence de longs couloirs déserts. Des prises de vues « délibérément à la Zola », s’étaient insurgés ceux dont le discours «réformateur » les faisaient passer pour des patrons « progressistes».

Mais avec le temps, le contenu de l’ex document d’actualité s’est transformé en un morceau d’anthologie historique sur une époque chaude en événements sociaux. Si l’espèce patronale filmée par Mordillat et Philibert n’a pas changé sur le fond, les mots ne sont plus les mêmes. A commencer par celui de « patron » longuement disséqué au début du film, et qui a perdu en polémique. Aujourd’hui les Tapie diraient « je suis patron et j’en suis fier », alors qu’en 1978, le CNPF (dont les archives venaient d’être détruites par la CGT) ne cessait de reprendre les journalistes pour qu’ils préfèrent à ces six petites lettres honteuses, l’appellation de « chef d’entreprise ». Tout ce qui pouvait avoir des relents de lutte des classes a été fondu dans un discours soft où les ouvriers sont devenus des « collaborateurs », les syndicats des « partenaires » et le patron un leader, « décideur ».

On perçoit les germes de ce changement dans les propos de Jacques Lemonnier (alors PDG d’IBM) qui parle « d’expression du personnel », d’entretien avec la hiérarchie en prévision d’une « évolution de carrière ». Ce n’est pas un hasard s’ils émanent du patron d’une entreprise porte-drapeau des USA d’où seront importés les nouveaux concepts de management des années 80. Ce n’est pas non plus un hasard si Gilbert Trigano, qui se définit dans le film comme « un G.O parmi tant d’autres. Le plus responsable, mais un G. O quand même », tient un discours moins daté que les autres. Contrairement aux autres patrons représentants des secteurs dits traditionnels, il est, avec Bernard Darty, PDG de Darty, le seul qui évoluait déjà dans le domaine des loisirs dont l’essor n’a cessé de croître depuis. Le seul également à avoir choisi, en bras de chemise, une mise en scène « moderne ». En 1978, il n’a d’ailleurs pas protesté. Conscient de préfigurer les patrons « héros » des années 80, quand « l’entreprise a été réhabilitée » selon l’expression favorite du CNPF.

Désormais, les grands hommes devenus des « managers », des « meneurs d’hommes » ne sont plus présentés qu’en « valeurs positives ». D’ailleurs, viendrait-il à l’idée à un réalisateur aujourd’hui de consacrer trois heures à la légitimité de leur pouvoir ? On aborderait plutôt l’Europe, les marchés, la concurrence internationale. L’époque où la CFDT prônait l’autogestion est révolue. La société s’est habituée à ses patrons, reconnus et louangés à grands coups de récompenses décernées au « manager de l’année » ou « meilleur gestionnaire »). Eux qui se plaignaient de n’être sollicités par la presse qu’à l’occasion d’une grève, déblatèrent à toute occasion de politique, de culture ou de phénomènes de société. C’est qu’ils sont devenus des gens « simples comme vous et moi ». Plus du tout ces potentats inaccessibles ne circulant que dans leur caste, où il fallait force autorisations pour les en sortir, comme en témoigne l’impressionnante liste protocolaire qu’avaient dû réunir les réalisateurs pour leur travail commencé en 1976.

Question d’image. C’est ça qui compte, parce que le pouvoir désormais passe par là. Du coup, les patrons sont devenus les animaux familiers du petit écran. Leurs « dir’com » leur ont appris à l’apprivoiser en s’y présentant dans le costume le plus adapté, sous leur meilleur profil, prêt à lancer le mot choc et la phrase clé. Le patron 1991 connaît tout cela sur le bout des doigts.

De ce point de vue, la postface de Patrons 78/91 est éclairante. L’attitude en bras de chemises, une fesse posée sur leurs bureaux, de Michel Bon (PDG de Carrefour) et Victor Scherrer (Pilstral-GrandMet), est révélatrice du nouveau look que les patrons ont appris à se donner d’eux-mêmes. Des « citoyens ordinaires », décomplexés, à l’aise dans leurs Weston, sur un court de tennis, voire sur un yacht, puisque l’argent et le profit ont eux aussi été « décomplexés ».

On note au passage qu’au temps du tournage du film, le seul PDG qui osait débarquer en Porsche aux réunions du CNPF devant lequel s’alignaient de sobres automobiles noires, était une femme: Francine Gomez, alors patronne de Waterman. Comme si, seule de son espèce dans une confrérie tenue par les mâles, elle pouvait se permettre des infractions aux codes du « milieu ». D’ailleurs, dans Patrons, la première « pédégère » médiatique s’offre, au milieu de ses alter ego mâles statufiés en commandeurs, quelques libertés avec le protocole implicite: savamment alanguie sur un demi canapé, elle la joue moderne et décontract’, en maîtresse-femme, maîtresse de maison à l’aise dans ses fonctions. Francine Gomez est aussi la seule du groupe « Patrons 78 » à participer à la postface. On la retrouve treize ans plus tard, toujours alanguie, encore plus maîtresse de maison (celle de Francine Gomez Datchas qu’elle dirige aujourd’hui). La même ou presque.

Et si, dans un raccourci de dix minutes en couleurs, mais avec la même approche, Mosco, le réalisateur 1991 a obtenu des résultats aussi criants que Mordillat et Philibert en 1978, c’est parce qu’au-delà du document d’archives, restent le cinéma et sa « force critique ». Cet art de capter le discours, selon Michel Foucault : « Le discours ne doit pas être pris comme l’ensemble des choses qu’on dit, ni comme la manière de les dire. Il est tout autant dans ce qu’on ne dit pas, ou qui se marque par des attitudes, des schémas de comportement, des aménagements spaciaux. »

François Dalle, patron de I’Oréal, a compris brusquement que son propre discours, sa mise en scène à lui, le seul piège qu’il avait négligé, s’était refermé sur sa propre personne. Il n’avait pas imaginé non plus que la force du cinéma, c’est de jouer avec les acteurs, de rebondir avec le montage. Ce que l’un des patrons contestataires mais non virulent, a souligné sous l’appellation de « liaisons malicieuses ». Le mot est faible pour décrire les mises en boîtes des patrons. Ils ont inspiré aux deux réalisateurs d’inoubliables trouvailles. L’image de Monsieur Darty, mais c’est bien sûr, est dans ces écrans télés qui sortent à la chaîne. Il n’a pas protesté en se voyant.

En revanche, quand Monsieur l’Oréal s’est vu dans un poste catapulté sur le buffet d’une salle à manger prolo, directement dans la soupe de ses employés, comme seule la télévision détient le terrible pouvoir de le faire, ce fut intolérable.

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