Les visages des voix
Durant six mois, Nicolas Philibert a promené sa caméra dans les studios de Radio France. Une plongée intimiste, tendre et souvent surprenante dans ces lieux mythiques pour des millions d’auditeurs.
Qu’il plonge dans le monde de l’enfance (Etre et avoir) ou qu’il explore celui du silence (Le Pays des sourds), qu’il révèle les secrets d’un grand musée (La Ville Louvre) ou la solitude d’une vieille dame orang-outan (Nénette), Nicolas Philibert réussit toujours a nous faire pénétrer des univers sans effraction, à nous faire croire qu’il n’est pas là, ni lui ni sa caméra. Optant comme à son habitude pour une immersion – de six mois, cette fois -, il a opéré un tour de cadran virtuel, vingt-quatre heures dans une immense maison aux mille bureaux, une maison ronde qui ne dort jamais tout à fait, la Maison de la radio.
On en parle souvent comme d’une ruche, d’une fourmilière, comparaisons évoquant une multitude industrieuse. C’est de cela qu’il s’agit dans ce pari paradoxal superbement gagné, “montrer” la radio, dont la force est liée, dit Philibert, à l’absence d’images, “à l’invisibilité de ceux et celles qui s’y expriment, comme à l’invisibilité des innombrables lieux où elle nous entraîne”. Voici donc, sans hiérarchie, sans préséance, dans leurs petites cellules ou dans leurs grands studios, des voix au travail. Lichettes de la tranche vedette du matin (Patrick Cohen, Bernard Guetta), ou artisans affutés saisis dans leur quotidien. Invités stars (Umberto Eco, Jean-Claude Carrière) ou très vieux jeu populaire, “Le jeu des 1000 F” devenu “Le jeu des 1000 €”. Interview nocturne sur France Culture ressemblant à un pastiche, où l’herbe a le temps de pousser entre chaque mot, Chœur de Radio France désemparé devant une partition férocement contemporaine, et Frédéric Lodéon, hilare, carrément enseveli sous ses murailles de CD. Parfois, et c’est très drôle, tout le monde s’arrête comme pour “un, deux, trois, soleil”. Des coups de marteau intempestifs – les travaux ne finissent jamais – rendent tout enregistrement impossible. Et soudain, la primauté de la voix sur l’image prend un tour poignant : une très jolie jeune femme tape très vite sur un clavier le texte qu’elle s’apprête à dire à l’antenne. Un détail, le clavier est en braille, elle est aveugle…
On est conquis, entraînés dans cette formidable plongée au cœur de ce “lieu-monde” comme l’appelle Philibert. Mais n’est-elle pas surtout grisante pour nous, qui nous sentons par voix interposées ses familiers, pour ne pas dire ses intimes, ne risque-t-elle pas de perdre de son acuité dès lors qu’on tenterait de l’exporter ? Eh bien non. Le film a été présenté avec un grand succès au Festival de Berlin, il a déjà été acheté par de nombreux pays, et la lecture de la presse professionnelle américaine est à cet égard édifiante. Même si l’édifice de Henry Bernard fait l’unanimité contre lui, on parle d’un “bâtiment massivement affreux”, “en forme de donut”, le Hollywood Reporter voit dans le documentaire “une exploration enchanteresse dans les coulisses de l’une des premières institutions culturelles de la Gaule” et le Screen Daily avance que “les pays étrangers peuvent se montrer sensibles à cette vibration positive”. Il n’y a pas que la vibration qui soit positive, il y a le regard de Nicolas Philibert, l’homme qui sait donner à voir.