Mais de qui ont peur les patrons français ?
Jean-Claude Maurice / La Tribune de Genève – 9 novembre 1978
Encore une drôle d’affaire. Une série TV de trois émissions produites par la Société Laura Films et l’institut national de l’audiovisuel avait été achetée par Antenne 2 qui en avait annoncé officiellement la programmation pour les 15,22 et 29 novembre. Titre: Patrons-télévision. Que le bon peuple se rassure: il ne la verra pas! Cédant aux doléances de certains PDG, la direction d’Antenne 2 a décidé de surseoir à la diffusion.
De quoi s’agissait-il? Ni plus ni moins que des interviews de quinze grands patrons français d’entreprises nationales ou internationales. Leurs propos entrecroisés les amenaient à traiter du pouvoir, de la hiérarchie, des syndicats des grèves, de l’autogestion… Au total, 40 heures d’entretiens que les deux réalisateurs Gérard Mordillat et Nicolas Philibert, ont réduits à trois heures d’antenne.
Ces films, présentés à la presse, ont révélé à travers quinze voix différentes, un discours unique où transparaissent «l’ordre et la sécurité du monde». En fait, les deux réalisateurs ont fait preuve « d’honnêteté machiavélique».
Une autre vérité
«Au début, expliquent-ils, nous pensions bâtir notre travail sur deux pôles, un discours patronal et un discours syndical. Mais très vite, nous avons abandonné cette idée. Elle ne mène en fait qu’à une fausse dialectique, à un débat artificiel: on fait parler un patron, puis on va trouver un syndicaliste à ce qui on fait dire le contraire et on monte leur deux réponses, l’une après l’autre. Comme ça il y en a pour tous les goûts… Donner l’illusion du débat, c’est la meilleure façon d’empêcher les gens de réfléchir».
Gérard Mordillat et Nicolas Philibert ont alors choisi de donner la parole aux seuls patrons. Et le constat est d’autant plus terrible, diront les uns, d’autant plus signifiant, diront les autres. De-ci de-là cependant, les réalisateurs ont ponctué le discours patronal de quelques images d’usines ou de chaînes de montage. Ajouts superflus qui n’apportent rien aux sentiments ressentis face à ces quinze voix qui tiennent pourtant toutes un discours honnête, logique, censé et articulé. Mais l’accumulation, le télescopage de ces quinze voix révèlent une autre vérité derrière les mots.
Depuis l’affirmation ou le souhait de M. Raymond H. Levy, président de Elf, (« Il faut qu’un patron soit social ») jusqu’au constat de Francine Gomez, PDG de Waterman (« Dans l’entreprise, j’ai remarqué une chose: les gens, ils veulent être aimés. C’est idiot! »). En passant par l’affirmation péremptoire de Daniel Lebard, PDG du Comptoir Lyon-Alemand-Louyot, première société française de métaux précieux, cuivre, nickel, etc : « L’industrie n’est pas faite pour le bonheur des hommes »), à travers toutes ces voix se dévoile une certaine vision cynique du chef d’entreprise.
Diverses formes de cynisme
Cynisme gentiment provocateur de Jacques de Fouchier, président de la Compagnie financière et de la Banque de Paris et des Pays Bas qui affirme (mais a-t-il vraiment tort) que «l’entreprise ne peut vivre que dans le cadre d’une structure monarchique». Cynisme désabusé d’Alain Gomez, membre du CERES, l’aile gauche du Parti socialiste français, mais néanmoins PDG de Saint-Gobain Emballages qui déclare, sachant de quoi il parle: «Il n’y a aucune différence entre un patron de droite et un patron de gauche». Il concède encore qu’une société socialiste autogestionnaire est du domaine des choses possibles dans les années qui viennent mais il tempère son affirmation par: « Ça restera finalement le même monde… Enfin, la même organisation de base».
Cynisme super-intelligent enfin du directeur délégué du groupe Thomson-Brandt (105.000 employés), M. Guy Brana, qui parle dans l’entreprise de « gérer les tensions », au même titre que les stocks.
Confusément, deux sentiments émergent. Ils sont vraiment fragiles ces patrons, à la merci du profit qui dégringole et du cash-flow qui s’anémie. Ils sont aussi plein de suffisance, car n’étant plus, comme jadis, les détenteurs du capital, ils se posent désormais en managers. Ils sont ceux qui savent, ceux qui peuvent faire marcher la machine, les nouveaux gourous. Et leur seule vraie frayeur finalement c’est qu’on leur conteste cette compétence. Ainsi que le dit Jacques Lemonnier, président d’IBM France: «Il faut que chaque personne dans l’entreprise apprenne à reconnaître son chef».
Décision étonnante
La décision d’Antenne 2 de suspendre (jusqu’à quand?) ces diffusions, faisant droit ainsi aux réclamations de certains PDG, est étonnante à plus d’un titre. Ainsi que le souligne l’INA, une version filmée d’une heure trente, (La voix de son maître) réalisée à partir des mêmes entretiens, a été diffusée en salles et n’a pas provoqué de protestations particulières. Bien plus, une version radiophonique de trois heures, toujours à partir du même matériel, a été diffusée sur France Culture (le 9 avril) après que les intéressés en eurent été avisés! Enfin, les autorisations écrites, habituellement exigées de la part des personnalités interviewées, ont été recueillies lors du tournage, conformément aux usages professionnels. Doit-on en conclure que ce qui peut être dit dans un film destiné à un circuit marginal de distribution de cinéma ou entendu sur une chaîne culturelle de radio réservée à une élite, n’a pas sa place et ne peut être montré dans les programmes d’une société nationale de télévision? A tout le moins la question est posée de savoir si, en France, quand les patrons parlent, il faut éloigner le peuple…