Merci Patron !

Sylvie Caster / Charlie Hebdo – Jeudi 16 novembre 1978

Antenne 2 devait programmer, les 15, 22 et 29 novembre, une série de l’I.N.A. (Institut national de l’audiovisuel) : Patrons/Télévision, de Gérard Mordillat et Nicolas Philibert. Il s ‘agissait de quatorze interviews de grands patrons et de plans tournés dans leurs usines.
Le lundi 30 octobre, Mordillat et Philibert ont projeté ces émissions aux patrons concernés. Monsieur Dalle, patron de l’Oréal (n° 2 du cosmétique mondial), en est sorti mécontent : l’image donnée de lui ne correspondait pas à son image de marque.
Le 31 octobre, Antenne 2, sur pressions présumées de M. Dalle, déprogrammait la série.
A partir des mêmes documents, un film,
La Voix de son Maître, avait été diffusé en salles (février 78). Cette première version n’avait donné lieu à aucune réaction négative. Si cette série n’est pas reprogrammée, c’est, à travers elle, toute l’indépendance ultérieure de la production de l’I.N.A. qui sera menacée.

Quatorze cloches, un seul son

Les patrons parlent. Avec leurs pompes bien cirées, leurs intérieurs époussetés, leur siège social standing, leurs bajoues distinguées ou leur tronche d’énarque éclairé, ils parlent tels qu’en eux-mêmes. On leur laisse le temps de patouiller. Ils patouillent. On entend quatorze discours, quatorze voix. Mais ils pourraient n’être qu’un seul. C’est le même son de cloche. Ils s’éclairent tous au 220 du libéralisme avancé. Ils parlent compréhension, concertation. Ils ont le « sens de l’humain ». Ils « gèrent les tensions ». Ils ont tous un bon ton, un sens du management nickel. Ils sont tous légitimes par voie de compétence.

Superficiellement, Francine Gomez (Waterman) détonne un peu par un cynisme tranchant. Superficiellement, Merlin (Merlin Plage) détonne un peu par un déconctracté fortement plouck. Superficiellement seulement, attention !

Car tous chantent la même chanson.

Le pouvoir, le profit sont en sourdine le ronron fondamental de leur discours. Ces mots-là, ils ne les prononcent pas ou peu. Ils leur préfèrent compétence, risque, responsabilités, vie de l’entreprise, management. L’ouvrier est une entité, son quotidien une chose confuse. Ils manipulent des abstractions. Et c’est tant mieux pour eux.

Le réac désossé

Le film décode entièrement leurs discours d’apparat. Sous l’humanisme courtois, il éclaire leur vrai discours caché : hiérarchie inaltérable, chef indispensable, utopique autogestion.

La seule vraie chose rigolote, c’est d’avoir le pouvoir et de ne plus le lâcher. La dernière astuce, c’est de parer l’antique tandem exploiteur/exploité de toutes les joliesses démocratiques de la concertation moderne. Et la prouesse impardonnable du film, c’ est de déplumer cet humanisme seyant pour désosser anatomiquement ce jeu réactionnaire où ce sont toujours les mêmes qui sont blousés et toujours les mêmes qui crochent les bonnes cartes.

Ce film n’est pas un film militant, caricatural d’emblée. Avec l’affreux de service. Ce n’est pas un film de polémique avec un avis, l’avis opposé. Ce n’est pas un film interviewer/interviewé avec complicités, antagonismes et perfidies bien rodés. C’est un film qui ne joue pas le jeu. Et c’est ça son intelligence, sa force, l’originalité de sa portée.

Le cirque de la polémique

Dans le cirque de la polémique, les duettistes sont au point, parfaits. Chacun apporte son estocade. Chacun marque un point à son tour. Et chaque spectateur du combat a son défenseur, son héros en boutades fines, le grand de son camp. Il marque les points avec lui. Tous les points de vue sont donnés. Le sien aussi. C’est comme si le spectateur avait eu son propre mot à dire, l’avait dit. Les divergences s’équilibrent. Dans l’illusion bien manigancée de l’affrontement, c’est l’affrontement lui-même qui perd sa valeur. Se réduit à l’estocade de bon goût, au mot d’esprit, à la victoire du bla-bla sur le concret du problème. Le spectateur sort de là sans avoir à réfléchir. Ce qu’il y avait à dire, on l’a dit pour lui. Ce qu’il pense tout bas, on l’a pensé tout haut.

La polémique, avec ses coups de gueule et ses points marqués, a grand air de vérité bien balancée. En fait, elle n’est qu’un jeu de dialectique assez primaire, swingant sur le registre de deux petites vérités extrêmes. Elle ne dévoile rien. Elle est faite pour ça. Et, à ce jeu, les patrons sont idéalement rodés.

La polémique, c’est leur chanson de geste. Ils la possèdent à fond. La dialectique, le verbe, la mimique, la boutade, c’est leur rayon. Ils les pratiquent tous les jours. Il était autrement intelligent de les filmer tels, longuement, de les laisser s’expliquer, développer leur pensée. Tous les masques de tricherie du vieux jeu rodé sont tombés.

Le théâtre…

Ils sont tombés dans le panneau qui leur donnait tous les choix. Choix du décor. Choix de leurs réponses. Temps de préparation. Possibilité de recommencer la prise de vue quand elle n’était pas satisfaisante. Et parfois même jusqu’au choix de leurs questions. Aucune question ne les a pris en traître. Elles ont été préparées, posées à l’avance, travaillées. On n’a pas branché traîtreusement le micro. On n’a pas posé à la va-vite la question vacharche qui laisse sur le cul. On ne les a pas brusqués, à aucun moment. S’ils sont caricaturaux, cyniques, méprisants pour l’ouvrier, c’est à eux seuls qu’ils le doivent. Car ils sont cela. Si leur humanisme fait faux-cul, leur mimique théâtre, leur sincérité guignol, c’est à seuls qu’ils le doivent.

Car ils ne se sont pas méfiés. Pas méfiés de la caméra qui les a pris tels quels, froidement. Ont pigé trop tard qu’elle était en elle seule un outil critique d’une glaciale férocité. Elle ne laisse rien passer. Et, pire, elle montre ce qui n’est pas dit. Le propos est ouvert, progressiste, dans le vent. Elle coince plus que le propos. Elle piège le bonhomme, et au-delà de la première lecture (celle de son discours), elle en stigmatise une seconde, par l’image, celle de son image qu’on ne peut jamais dominer. Et qui condamne.

Et c’est cela sans aucun doute qui a choqué M. Dalle, censeur. Son image. Saisir tout à coup celle qu’il donnait. Plus du tout celle qu’il voulait donner. Saisir trop tard qu’il était tombé dans un fameux panneau : celui de faire lui-même sa caricature en croyant magnifiquement composer son portrait pour grandes galeries de la postérité.

…et son double

Ce faisant, il est tombé dans un autre piège : celui de porter celui d’Anastasie, la Moche, chapeau plutôt lourd de bordure et réac de forme. Un comble pour l’humaniste !

Et dans la même foulée, les autres patrons se sont plantés dans leurs prétentions. Ayant joué la carte libérale, ils ne pouvaient plus se contredire. Et faire en dernier round les censeurs. On le voit, c’est habile. Laissez Narcisse se faire des grâces dans l’eau profonde de ses fontaines. C’est de lui-même qu’il se coulera !

PS : Aux dernières nouvelles, la série télévisée Patrons/Télévision a été officiellement interdite par François Dalle (L’Oréal) et Michel Barba (Richier). L’émission radio réalisée à partir des mêmes documents, « Tous derrière et lui devant », sera rediffusée le 26 novembre sur France-Culture à 20 h.

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