« Patrons 78-91 » : L’image du capital

Jean-Louis André / Le Monde, supplément radio télévision – 29 avril / 5 mai 1991

Ce document sur le discours patronal, tourné en 1978 par Gérard Mordillat et Nicolas Philibert, n’avait jamais été diffusé à la télévision. Il passe enfin la censure…

On n’avait pas encore l’habitude de voir Bernard Tapie ou Alain Afflelou à la  » une  » des médias, sourire aux lèvres. Les patrons de choc, même éclairés, craignaient la lumière. Après tout, le printemps de mai n’avait que dix ans d’âge et la lutte des classes embarrassait les esprits ; les syndicats, forts de leurs millions d’adhérents, étaient prompts à s’enflammer et, même si la France votait à droite, il ne faisait pas bon s’afficher ouvertement du côté du capital.

En lançant leur projet en 1977, Gérard Mordillat et Nicolas Philibert voulaient rompre ce silence. Une vraie aventure, comprenant un film (cinéma), une série (pour la télévision), plusieurs émissions sur France-Culture et un livre, pour donner la parole aux patrons.  » Généralement, explique Gérard Mordillat, le documentaire s’intéresse aux perdants, aux marginaux. Nous voulions en faire un sur ceux qui ont le pouvoir.  » Tout s’est à peu près bien passé jusqu’à la sortie de la série télévisée. Cette fois, c’en était trop.

Les patrons prirent leur plus belle plume pour écrire au directeur d’Antenne 2, prétextant que leur bonne foi s’était trouvée abusée. France Dalle, PDG de L’Oréal, fit écho à Jacques de Fouchier (Paribas), Guy Brana (Thomson), et aux autres. Les auteurs, évidemment, se défendirent, invoquant la rigueur de leur travail. En un an et demi d’enquête et de tournage, dirent-ils, les patrons ont eu largement le temps de vérifier l’image qu’ils avaient donnée. Les questions auxquelles ils ont eu à répondre leur avaient été communiquées par écrit à l’avance, et certains d’entre eux ont même pu reprendre les prestations dont ils n’étaient pas satisfaits.

Oui, mais voilà : toutes ces interviews n’ont pas été assemblées telles quelles, bout à bout. Il y a eu montage pour les uns, brouillage pour les autres. En lui-même, le discours n’est guère corrosif. Il hésiterait plutôt entre le pathétique et le ridicule. Les patrons interrogés sont à la tête de grosses entreprises qui exercent leur activité dans des domaines aussi divers que l’électronique, le tourisme ou l’électroménager. Ils ont à parler de la légitimité de leur pouvoir au sein de l’entreprise, de leurs rapports avec les syndicats. Les grands empires familiaux achèvent leur reconversion sur l’autel des valeurs boursières. Les maîtres du capital ne sont plus que des gestionnaires, parfois en conflit avec leurs propres employés. On parle de participation, voire d’autogestion. Ces tensions et ces crises traversent leur discours libéral. Certains ont beau s’en défendre, se dire de l’autre côté : le patronat est mal à l’aise.

Mais là n’est peut-être pas l’essentiel.  » A l’époque, se souvient Gérard Mordillat, nous travaillions beaucoup sur les études de Michel Foucault.  » Il en cite d’ailleurs un passage :  » Le discours ne doit pas être pris comme l’ensemble des choses qu’on dit, ni comme manière de les dire. Il est tout autant dans ce qu’on ne dit pas, ou qui se marque par des gestes, des attitudes, des manières d’être, des schémas de comportement, des aménagements spatiaux. « 

Le film de Mordillat et de Philibert fait tout pour mettre en évidence cette modalité-là de discours. Fauteuils Louis XV, salles de réunion, les patrons en vedette parlent, longtemps. On n’entend jamais les questions ( » pour ne pas créer un rapport de complicité « ). Mieux : entre leurs phrases se glissent des plans de coupe. La caméra fixe une chaîne de montage, se faufile entre des caisses empilées, traque des gestes d’hommes-machines, sans commentaires.

Misérabilisme d’un autre siècle ?  » Pas du tout, rétorquent les auteurs. Vous pensez bien que l’on ne pénètre pas dans ces ateliers sans autorisation. Ce sont leurs propres usines que ces patrons ne reconnaissent pas. Ce qui les choque, c’est qu’il y a contradiction entre leur discours libéral, humaniste, et la réalité concrète du travail en atelier. En revanche, il est vrai que nous avons travaillé en critiques. Nous ne respectons pas le code habituel de la télévision qui veut que l’on interroge les uns puis les autres pour faire pendant. Ici, il n’y a qu’un seul discours, que nous démontons par l’image. « 

Sauf décision de dernière minute, le film va aujourd’hui passer la censure. A cela on peut donner au moins trois explications. La première serait la prescription. La rhétorique a vieilli, elle fait sourire. Le choix du noir et blanc rajoute une distance. On est devant un témoignage historique. Sauf que la plupart des patrons cités sont toujours en activité. Autre possibilité : la télévision a grandi ; elle s’est affranchie des pouvoirs et des lobbies, et quelques lettres à un directeur de chaîne ne suffisent pas à bouleverser les programmes.

La troisième réponse est suggérée par une postface réalisée pour la circonstance. On y voit quelques patrons d’aujourd’hui. Assis sur la table, en bras de chemise ; ils parlent de rentabilité, d’entreprise, de capital. Le style a changé, mais le contenu reste le même. Il n’y a simplement plus personne pour le contester. Alors, même si le miroir déforme un peu, pourquoi ne pas sourire de s’y voir si beau ?

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