Sur l’Adamant

Pierre Delion (psychiatre, psychanalyste) – avril 2023

Nicolas Philibert nous avait déjà conquis avec ses films précédents. Que ce soit « La moindre des choses » (1997) retraçant la vie quotidienne de la célèbre clinique de la Borde fondée par Jean Oury, « Etre ou avoir » (2002) racontant une année scolaire dans une classe unique dans la campagne profonde de Clermont Ferrand, ou encore « Dans la maison de la radio » (2013) en mettant des images sur de nombreuses voix connues et reconnues, il a toujours su nous captiver par son style et sa présence auprès de ceux qu’il filme avec tant de tact que d’intelligence.

Dans son dernier documentaire, couronné d’un Ours d’or à Berlin cette année, il nous fait découvrir un lieu magique de la psychiatrie parisienne, la péniche du pôle Paris centre-Charenton, qui porte ce nom énigmatique, l’Adamant, signifiant le cœur du diamant.

C’est l’histoire de la rencontre entre un cinéaste, sa petite équipe et des patients malades mentaux qui viennent chaque jour ou presque sur ce bateau amarré à un quai de la Seine, animé par des soignants qui les accueillent de façon tout humaine, se démarquant ainsi du délabrement et de la déshumanisation de la psychiatrie contemporaine. Cette équipe y pratique une psychothérapie institutionnelle, déjà à l’œuvre dans La moindre des choses, en appui sur une vie quotidienne partagée autour de repas, de cafés, de cigarettes, d’activités culturelles diverses (cinéma, peinture, dessin, poésie, journal, ballades, gestion du bar,…) et de nombreux espaces interstitiels imprévus facilitant les rencontres inopinées et fécondes. On croise dans ce film émouvant de nombreux visages, souvent ravagés par les angoisses archaïques, pas celles du névrosé occidental poids moyen, mais celles qui évoquent l’enfer du monde interieur de personnes gravement troublées. Ces visages montrent que, contrairement à ce qui se dit pour masquer la réalité de la maladie mentale, les angoisses traversées sont les signes d’une urgence vitale quotidienne pour chacun d’eux, et nous assistons avec reconnaissance au miracle de leur résolution partielle dans l’échange entre eux et avec ceux qu’ils côtoient dans la péniche, aussi bien les soignants que les autres patients. Leur regard pénétrant est celui d’êtres fragiles qui voient la mort psychique en face et décident de ne pas la suivre. Un des patients décrit par le menu son délire persécutif terrible qui l’amène à se fâcher avec tout le monde, y compris avec la part de lui-même qui le retient de se jeter dans la Seine, à l’image de l’héroïne de l’Atalante de Jean Vigo, et il souligne avec vigueur l’importance de ses médicaments qui lui permettent, dit-il, la communication avec autrui. C’est le même qui ouvre le film avec une interprétation poignante d’un rock de Téléphone, groupe pour lequel il éprouve une passion folle…Un autre patient s’installe au piano et interprète une chanson qu’il a écrite avec un talent qui le mène aux confins de Léo Ferret. Frédéric, qui possède une culture époustouflante, soigne son délire ancien en côtoyant avec grâce Vincent Van Gogh, son frère, Jim Morrisson et Pamela, et bien d’autres encore.

Nous partageons avec eux ce que l’effet psychothérapique peut produire lorsqu’il se construit dans les rencontres multiples et non programmées, à partir des compétences que ces patients trouvent en eux au contact des autres, et qu’ils arrivent à faire fructifier à force de prétextes divers tels que les nombreuses réunions de préparation d’un anniversaire des dix ans du club cinéma, de gestion du bar de l’Adamant, de fabrication de confitures, de discussions sur l’organisation de la journée, bref, tout ce que la psychothérapie institutionnelle a inventé à partir d’une relecture du concept freudien de transfert à l’aune des psychopathologies psychotiques, à savoir la nécessité de disposer d’institutions. En effet, la psychiatrie, notamment pour les personnes les plus en difficulté, ne peut se réduire à l’exercice du psychanalyste en cabinet ni à celle du psychiatre biologiste avec ses protocoles prédéterminés, attendant des seules neurosciences le grand soir de la découverte du gène de l’autisme et de la schizophrénie, ou encore à celle du réhabilitateur psychosocial avec ses visées rééducatives et normalisantes, séduit par les mirages de l’éducation thérapeutique. Non, elle a besoin d’institutions vivantes, accueillantes et souples, qui n’ont pas d’a priori sur les personnes gravement touchées par la déshérence psychopathologique, mais qui acceptent de traverser les épreuves de la vie quotidienne avec elles, et pensent les soins a postériori, à la lumière des expériences vécues ensemble, de leurs impasses et de leurs ouvertures, de leurs apories et de leurs avancées notables.

Nous sommes là très loin de tous ceux qui, parmi nos décideurs, pensent qu’il faut contraindre la psychiatrie à suivre des règles d’asepsie, certes pertinentes en chirurgie, mais nuisibles dès lors qu’il s’agit de restaurer les relations avec autrui.

Nous sommes là très loin de l’importation dans le domaine des soins d’un management prévu initialement pour l’industrie alors qu’il s’agit essentiellement du fonctionnement des équipes au contact de la souffrance humaine.

Nous sommes là très loin d’une hiérarchie basée sur les statuts professionnels quand il s’agit au contraire de faciliter les émergences permises par une ambiance phorique, au plus près des vulnérabilités et des potentialités de chacun.

Les responsables de l’Adamant ont compris qu’il fallait un lieu insolite, esthétique et chaleureux pour y exercer une psychiatrie digne de ce nom. Et plutôt que de suivre aveuglément les recommandations d’une prétendue haute autorité en psychiatrie, ils ont accepté l’idée que les soignants se laissent guider par leurs intuitions dans un accompagnement authentique de chaque patient et ont tout mis en œuvre pour en favoriser l’augure. Il arrive trop rarement que les tenants du pouvoir comprennent qu’ils ne sont pas là pour imposer un fonctionnement jugé adéquat à leurs yeux de non spécialistes, mais bien plutôt pour donner les moyens aux artisans que nous sommes résolument, d’accomplir ce pour quoi ils travaillent dans ce domaine si complexe, et de redonner du sens à des professions sinistrées. Et les résultats ne sont pas pures supputations, ils sont là, sous nos yeux, en plein Paris, à deux pas des ministères de la Santé et de Bercy, qui continuent de nous imposer une politique de la psychiatrie qui a perdu l’essence même de sa raison d’être.

Le documentaire de Nicolas Philibert est, de ce point de vue, un outil essentiel pour rappeler comment et pourquoi les psychiatres et leurs équipes avaient inventé la psychiatrie de secteur comme condition de possibilité d’exercer une psychiatrie publique digne de ce nom et la psychothérapie institutionnelle comme discours de la méthode des soins psychiques. Il ne s’agit pas d’opposer les découvertes de la génétique et des neurosciences à celles de la psychopathologie transférentielle, tout simplement de les articuler pour en tirer les avantages attendus et les mettre au service des patients, notamment des plus gravement atteints. L’Adamant nous démontre qu’il existe encore de tels lieux. Sachons en faire fructifier la praxis et revenir à une psychiatrie humaine dans tous les services où elle risque de disparaître avec perte et fracas, malgré les discours lénifiants de nos décideurs. Merci à Nicolas Philibert et à son équipe de nous délivrer avec sagesse et sérénité un message d’espoir à un moment où les patients en ont particulièrement besoin. L’Adamant est bien décidément le cœur du diamant.

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