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Le Monde, supplément «Cannes 2003 »

En sortant de l’école

par Nicolas Philibert

En 2002, Être et avoir, documentaire sur une classe unique d’un village du Massif central, était présenté à Cannes. Après l’avoir accompagné dans toute la France, son auteur est allé à la rencontre des spectateurs, des journalistes et des distributeurs dans le monde entier. Pour  Le Monde il raconte une année passée à donner des nouvelles de Jojo.

« Déshabillez-vous les chaussures », me glisse Lim Ji-yoon, ma jeune interprète coréenne, avant de me faire entrer dans un petit salon du Dongsoong Art Center. C'est donc là, en chaussettes, assis en tailleur, que je vais passer une grande partie de mon séjour à Séoul, à répondre aux questions des journalistes. On nous sert du thé vert, tandis que ma première interlocutrice me tend sa carte de visite et branche son mini-disc : « Dans votre film, les premières images de l'école montrent des tortues qui se promènent dans la classe. Quel sens vouliez-vous donner à ces plans ? »

On m'a souvent interrogé sur la présence de ces deux tortues, mais c'est bien la première fois qu'on me pose la question de but en blanc ! Et tandis que je lui réponds, je suis loin de me douter que cette question reviendra régulièrement tout au long de la journée... Et pour cause ! La tortue, symbole de la sagesse et de la longévité, est un animal vénéré en Asie.

Voilà bientôt un an que j'accompagne Être et avoir, que je le présente, lui tiens la main, que j'en assure la promotion, réponds aux questions de la presse, accueille les réactions des spectateurs. Après une longue tournée en France, à laquelle j'ai mis un terme fin octobre, j'ai enchaîné avec l'étranger et vole désormais d'un pays à l'autre à la demande des différents distributeurs. Avant-premières publiques, radios, télés, presse écrite...

Un an qu'on me demande, sur tous les tons, d'où m'est venue cette idée, si j'ai grandi à la campagne, s'il y a encore beaucoup d'écoles de ce type en France, comment je l'ai choisie... Questions sur le film, sur le succès du film, sur mes projets d'avenir. Hantise de me répéter, de radoter. Et pourtant, d'une salle à une autre, d'un pays à l'autre, rien n'est jamais pareil. Du reste, chaque question est habitée par la personne qui la pose, et je ne vois pas de quel droit, même si j'en crève d'envie, j'enverrais balader le type du cinquième rang, là devant moi, sous prétexte qu'il est le trois cent dix-septième à me demander si je vais bientôt passer à la fiction.

Séoul, 15 millions d'habitants. Au coeur d'un quartier animé, le Dongsoong Art Center est l'un des trois lieux de la ville où l'on projette des films "art et essai". Une grande salle, où s'est tenue, la veille, l'avant-première ; et une petite – cent cinquante places - où le film est projeté depuis aujourd'hui. On est en avril 2003. Les deux distributrices ont acheté le film à Cannes il y a presque un an. Elles ont pris tout le temps nécessaire pour préparer cette sortie et progressivement, le film est devenu un peu le leur.

L'affiche qu'elles ont conçue reprend l'essentiel du "visuel" d'origine, Jojo et ses mains tâchées de feutres, mais il a fallu changer le titre : dans les langues asiatiques, les auxiliaires n'existent pas ! Après diverses hypothèses, elles ont opté pour La Dernière classe. Allusion au départ à la retraite du maître ? A la dernière année de primaire des plus grands ? A la raréfaction des classes uniques ? Peut-être. Allusion, surtout, à une nouvelle d'Alphonse Daudet tirée des Contes du Lundi, et que tous les sud-coréens connaissent - sous ce titre - puisqu'elle figure au programme du primaire depuis des générations. Et pour mettre une pincée d'humour, elles y ont ajouté un slogan, en forme de commandement : « Tu ne convoiteras pas la gomme de ton voisin ! »

Après le déjeuner, petit coup de fatigue. J'ai très peu dormi cette nuit. Le décalage. Et puis, j'ai fait un drôle de rêve : pour alléger un peu mon programme, j'embauchais un vague sosie. Mais voilà qu'il y prenait goût, et que ce salaud finissait par usurper mon identité, au point de vouloir tourner mon prochain film...

Face à moi, un jeune et fringant rédacteur de la revue Film 2.0 brûle soudain de savoir si le titre original du film ne serait pas, à tout hasard, un clin d'oeil au journal métaphysique de Gabriel Marcel - philosophe existentialiste français, dramaturge, musicien à ses heures - publié en 1935 et qui, déjà, s'intitulait Être et avoir ? Et comme je décline, le voilà qui se risque à évoquer Lévinas : Le visage... Décidément, au pays du Matin-Calme...

Trois mois plus tôt, je suis à Berlin. Les interviews s'enchaînent et cette fois, c'est la figure d'Erich Fromm qui émerge. Une fois, deux fois... Hélas non, je n'ai pas lu Avoir ou Être, ni même une traître ligne du grand psychanalyste allemand ! Quelques semaines plus tard, à Alba (Piémont), où Luciano Barisone et Carlo Chatrian ont mis sur pied un festival des plus pointus, un gamin de dix ans demande la parole devant 400 lycéens : « J'ai eu l'impression que votre film était tiré d'une histoire vraie ? Est-ce que je me trompe ? » Non, bonhomme, c'est un peu ça, tu n'as pas vu la réalité brute, mais ce que j'ai choisi d'en montrer !

Le surlendemain, bref passage à Athènes. Dans l'auditorium de l'Institut français, la projection se termine. Le cinéaste crétois Iannis Smaragdis, auteur d'un grand nombre de documentaires, me rejoint sur scène, saisit le micro et s'envole tout de go vers la fonction consolatrice de l'art, puis vers la Grèce antique, invoquant Déméter, déesse de la terre et des récoltes...

Je ne vois rien des villes que je traverse, mais j'apprends un tas de choses sur la situation du cinéma des pays où je vais. Sur l'école aussi. Je découvre qu'en Grèce, comme au Japon, il y a encore plein de classes uniques : dans les montagnes et dans les petites îles... Qu'en Corée, les enseignants ont le droit de frapper les élèves. Partout, on m'explique que l'école est en crise, menacée, que le corps enseignant se sent découragé. Dans chaque pays, le film est sous-titré. Même chez les italiens, où c'est pourtant si rare, si étranger aux habitudes du public. L'idée de le « doubler », vaguement effleurée, a vite été abandonnée. Trop cher. Trop compliqué, surtout. Je frémis à l'idée qu'on ait pu envisager de prendre des comédiens pour remplacer les voix des enfants.

Après la France, les premiers pays qui sortent le film sont les pays francophones : Belgique, Suisse romande, Québec. Les craintes que je nourrissais, qu'il soit perçu comme « trop français », s'évanouissent peu à peu. En novembre, le film sort en Autriche. En janvier, en Allemagne. En février, en Italie... Parallèlement, il est montré dans divers festivals. A New York, Jojo devient « Djodjo ». A la Havane, « Rhorho ». Je suis ému que voir qu'à des centaines, des milliers de kilomètres de chez nous, on prend des nouvelles des enfants : « Est-ce que vous les avez revus ? Comment va Nathalie ? Comment s'en sort Julien ? »

Chaque distributeur a sa stratégie de sortie, mais tous observent une certaine réserve : que l'on soit aux Pays-Bas, en Italie, en Grèce ou au Japon, la sortie d'un documentaire est suffisamment rare pour qu'il faille rester prudent. Surexposer le film serait le condamner. Mieux vaut ne pas voir trop grand, quitte à augmenter le nombre de copies en route. Miser plutôt sur la durée, le bouche à oreille. En Hollande, Gérard Huisman, le distributeur, a obtenu de chaque exploitant qu'il garde le film trois mois. En Suisse alémanique, Michel Buhler et Laurent Dutoit (Agora Films) ont commencé sagement avec deux copies, pour arriver à quatorze. La sortie italienne a suivi le même processus : cinq copies au départ, une trentaine à l'arrivée ! Elisa Resegotti, qui travaille pour la BIM, n'a pas ménagé sa peine. En Allemagne, Heidrun Podzus non plus. Elles ont beaucoup montré le film en amont, alerté le milieu enseignant, les associations de parents d'élèves, des intellectuels.

Tâche plus délicate qu'il n'y paraît, parce qu'à double tranchant : il ne faut pas enfermer le film, en faire un « docu » pour spécialistes. Je n'ai pas fait un précis de pédagogie illustrée, comme je n'ai pas cherché à exalter le passé, à nourrir un sentiment de nostalgie, à cultiver le pittoresque du monde rural. Non, ce n'est pas de la sociologie ; non, ce n'est pas représentatif ! Si le film traverse les frontières c'est peut-être que partout, à la ville comme à la campagne, et depuis la nuit des temps, nous sommes confrontés à une même nécessité : celle d'apprendre à grandir.

Dans l'avion qui me ramène à Paris, une hôtesse s'approche de moi : « Le commandant aimerait vous parler. Accepteriez-vous de venir dans le cockpit ? » Et comment ! Trois jours plus tôt, à Séoul, il a assisté à l'avant-première avec une partie de l'équipage. Nous survolons la Chine. Beijing, la Grande Muraille, le désert de Gobi, la steppe mongole. Le temps est clair, c'est magnifique ! Le pilote me presse de questions, le choix de la classe, et les larmes d'Olivier, et la scène chez Julien, et la gomme d'Alizé... Mais cette fois, je suis vraiment ailleurs.

 

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