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Le Monde, supplément « Cannes 2007 », 17 mai 2007

Sur les traces du crime

par Jacques Mandelbaum

Après « Être et avoir » présenté en 2002, le réalisateur revient sur la Croisette avec son nouveau film documentaire « Retour en Normandie ».

Retour en Normandie, le nouveau film de Nicolas Philibert, projeté en séance spéciale à Cannes, est aussi un retour au festival pour son auteur. Qui ne se souvient d’Être et avoir, découvert ici voilà cinq ans ? L’accueil du film, consacré à une classe unique d’une école d’Auvergne, y fut enthousiaste et mit à feu un processus dont son réalisateur fut le premier étonné. Ce fut d’abord le succès du film en salles, près de 2 millions de spectateurs en France. Ce fut ensuite le procès que Georges Lopez, l’instituteur du film, intenta au réalisateur pour « atteinte au droit à l’image », revendiquant des dommages et intérêts et la renconnaissance d’un droit d’auteur.

Le procès fut long et douloureux pour Nicolas Philibert. En mars 2006, le tribunal a débouté l’instituteur, en vertu du principe qu’une personne acceptant de figurer dans un documentaire ne saurait réclamer une rémunération ni au titre d’acteur ni à celui d’auteur. Poursuivi par cette histoire qu’on lui « renvoie à la figure à tout bout de champ » et dont il ne veut plus parler, Nicolas Philibert assure qu’il  « est resté fidèle à ses convictions » et qu’il continuera de « préserver l’essentiel qui est le rapport aux gens, même s’il est difficile d’accorder de nouveau sa confiance quand celle-ci a été trahie ».

De cet épisode, Retour en Normandie porte donc la trace, ne serait-ce que parce que son histoire fait retour à un film (Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère... réalisé par René Allio, en 1976) qui fait lui-même retour sur un crime et son procès. La longue préparation de Retour en Normandie, les multiples strates qui le caractérisent, les contours incertains de son sujet, son ressourcement aux origines mêmes du cinéma de Nicolas Philibert témoignent que le film est aussi un retour sur soi-même. Tout à la fois une archéologie de sa vocation de cinéaste et une délibération intime avec ce qui la légitime.

A l’origine, il faut nommer un crime ancien, horrible. Celui commis par Pierre Rivière, jeune paysan normand qui égorge à la serpe sa mère, sa sœur et son frère, le 3 juin 1835 à Aunay-sur-Odon (Calvados). Emprisonné pour parricide, le jeune homme encourt la peine de mort, mais son cas fait l’objet d’un âpre débat sur la question de sa responsabilité morale. Condamné à la peine capitale, il est gracié par le roi. Avant de se suicider dans sa cellule en 1840, il rédige un mémoire très détaillé sur les motifs et les circonstances de cet acte. D’une écriture magnifique, ce document rarissime par lequel un criminel évoque ses raisons constitue un premier retour sur la monstruosité du crime.

Le document dormira longtemps dans les archives avant que le philosophe Michel Foucault ne l’exhume au début des années 1970. C’est le deuxième étage de notre fusée, qui inscrit cette découverte dans le cadre du séminaire mené à l’époque par Foucault au Collège de France sur les rapports entre l’institution psychiatrique et la justice pénale.

Un ouvrage collectif - Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé mère, ma sœur et mon frère... - paraît en 1973, qui reproduit ce mémoire et l’accompagne de textes signés par l’équipe de chercheurs qui entoure Foucault. Ce crime y est défini comme un défi aux discours et aux pratiques d’encadrements sociaux, un « meurtre récit » qui jette le trouble sur la frontière qui sépare la vérité du mensonge aussi bien que sur les savoirs qui prétendent légiférer sur cette distinction.

S’inspirant de cet ouvrage, le réalisateur René Allio (mort en 1995) ajoute une couche supplémentaire à ce feuilleté, en le portant à l’écran en 1976, sous le même titre. Passionné d’Histoire et plus encore de la manière dont elle diffuse dans le présent, Allio décide de tourner son film à une trentaine de kilomètres des lieux du crime, dans la région d’Athis-de-l’Orne, plus préservée. Il propose aux paysans du bocage normand d’interpréter les rôles principaux et de s’en réapproprier l’histoire. Les rôles des personnages de l’appareil d’Etat sont distribués à des acteurs professionnels. Michel Foucault lui-même tournera une séquence, coupée au montage, interprétant, sans doute par provocation, le rôle d’un juge.

Coscénarisé par Pascal Bonitzer, Serge Toubiana et Jean Jourdheuil, ce film magnifique et oublié repose sur la tension entre les corps des acteurs évoquant des gravures vivantes et la voix of du meurtrier égrenant des passages de son scandaleux mémoire. L’horreur du geste et la beauté du texte, l’incarnation des personnages et le gel du temps s’y entremêlent.

Un jeune homme de 23 ans fait office de premier assistant réalisateur d’Allio et réunit le casting en parcourant durant deux mois la région en tous sens. Il s’appelle Nicolas Philibert. Il se souvient d’une « expérience très forte » tant sur le plan de l’amitié qui le liait à René Allio que sur celui de l’apprentissage du métier à aussi rude école. En compagnie de Gérard Mordillat, il tentait « à force de recommandation, de temps, de dialectique douce et de petits verres de calva », de convaincre les paysans de participer à ce film.

Trente ans plus tard, Nicolas Philibert est à Flers, non loin d’Athis-de-l’Orne pour tourner Retour en Normandie. Nous sommes en octobre 2005, le temps est gris. Lourd et riche de tout ce qu’on vient d’énumérer, le synopsis du film n’en tient pas moins en quelques lignes : retrouver les acteurs de ce film, voir ce qu’ils sont devenus, savoir quels souvenirs ils ont gardé de leur participation. Autrement dit, partir au vert à la recherche de sa propre jeunesse, revenir à un horizon où les lendemains chantaient encore, s’éloigner de l’aliénant tintamarre d’Etre et avoir. « Un film sur le passé mais aussi et surtout sur le présent, qui mêlera les trois époques, celle du crime, celle du film d’Allio et celle d’aujourd’hui », précise le réalisateur, qui tourne depuis le mois de juillet dans la région. Difficile d’en savoir plus, il l’ignore le premier : « Je ne suis pas de ceux qui savent à l’avance ce qu’ils vont obtenir du film. C’est une histoire de rencontre, d’exploration ; les choses se dessinent en les faisant. Faire un film est toujours pour moi une façon d’essayer de comprendre pourquoi je le fais. »

Douloureuse coïncidence

Pour trouver quoi ? Une autre scène de crime et de procès, l’inconscient n’étant pas fait pour les chiens. Mais aussi, possiblement, une très belle histoire : celle de ces hommes et de ces femmes qui conservent dans leur cœur le souvenir ému, fidèle, solidaire de leur expérience sur le film d’Allio.

En voici quelques uns, rencontrés sur le tournage : Gilbert Peschet, qui tenait le rôle d’un voisin dans le film d’Allio, est un exploitant en vaches laitières. Joseph Leportier, qui jouait le rôle du père de Pierre Rivière, est à la retraite après une carrière d’éducateur. Charles Lihou, ex-directeur d’une Agence nationale pour l’emploi à Caen, lui aussi à la retraite, interprétait le maire d’Aunay. Annick Bisson, enfin, qui jouait Aimée Rivière, la sœur épargnée, est éducatrice, dans un centre pour handicapés mentaux.

Tous évoquent le tournage d’Allio comme une expérience unique, une manière d’entrer dans une histoire qui, aussi horrible fût-elle, les aura éclairés sur leur propre généalogie sociale, un souvenir qui aura in fine marqué leur vie. Le plus étonnant est ailleurs, dans cette étrange et douloureuse coïncidence qui fait que plusieurs d’entre eux ont eu à se confronter depuis, dans leur vie personnelle ou intime, à la folie, cette ombre qui aura focalisé les débats autour de Pierre Rivière au moment de son procès.

C’est le cas d’Annick, qui y consacre sa vie professionnelle dans un Centre d’aide par le travail, que filmera longuement le réalisateur. C’est aussi celui de Charles Lihou et de sa femme, dont la fille est atteinte de schizophrénie. Face à un couple éprouvé dans son esprit et dans sa chair, mais qui fait face et qui tient bon, la séquence tournée par Nicolas Philibert sera délicate et émouvante. Monsieur et madame Lihou, impliqués dans les associations familiales et très au fait des défaillances de la prise en charge psychiatrique à l’égard de ces malades, attendaient visiblement le cinéaste pour évoquer ce dossier, devenu le combat de leur vie.

Autre cas troublant, qui confirmerait que la réalité réserve des surprises que la fiction n’oserait même pas inventer : celui de Claude Hébert, l’extraordinaire interprète de Pierre Rivière dans le film d’Allio. Absent du tournage de Retour en Normandie parce qu’il ne vit plus en France, son histoire n’est pas commune. Il a 18 ans à l’époque, il est fils de paysan, et l’aventure du film l’emmène soudain vers d’autres chemins : il va à Paris, devient acteur, finit par décrocher un des rôles principaux de La Drôlesse de Jacques Doillon. En mai 1979, ce film est sélectionné au Festival de Cannes, où l’épreuve des journalistes et de la mondanité lui fait prendre ses jambes à son cou. Il retourne à Paris, vit quelques temps chez René Allio, puis disparaît au Canada.

Sa recherche est l’un des moteurs de Retour en Normandie. Nicolas Philibert a fini par retrouver Claude Hébert, un homme de 47 ans devenu prêtre en Haïti. Le plus stupéfiant de l’histoire, c’est que le père de Pierre Rivière destinait son fils à la prêtrise. Ce genre de hasard fait la grandeur et le mystère du genre documentaire, du moins pour qui a le talent de le pressentir, de l’attendre et de le cueillir au bon moment, avant de tout remettre sur le tapis au montage.

Pour qui ne connaît de la mise en scène que ce qu’en laissent imaginer les procédures de la fiction (direction d’acteurs, règlement des déplacements, réglage des lumières...) voir travailler Nicolas Philibert relève d’une expérience étonnante. Celle-ci tient au climat de connaissance et de confiance que le réalisateur parvient à ménager, à l’équipe très légère dont il dispose, et à sa manière d’enchaîner le tournage à une conversation ou à une activité en cours. L’installation dans la cour de ferme de Gilbert Peschet, en ce jour d’octobre 2005, est exemplaire. Philibert ne sait à peu près rien de ce qu’il va filmer. Pendant que l’équipe prend discrètement ses marques, le réalisateur s’entretient avec le paysan affairé, évoque quelques souvenirs, prend des nouvelles de la famille, s’enquiert de sa situation, met à l’occasion la main à la pâte. Entre l’évocation des problèmes de la semeuse et de l’ineptie du fabriquant de son tracteur qui a mal pensé la place du rétroviseur, on sera surpris de constater que le tournage a d’ores et déjà commencé.

Mais à cette méthode consommée qui a permis à Nicolas Philibert de devenir un grand documentariste, s’ajoutent des expériences nouvelles. Le travail de citation d’archives (extraits du film d’Allio, photos de tournage, correspondance...), ou l’introduction d’une voix off à la première personne, celle du cinéaste lui-même, qui s’est imposée au montage. Ce dernier élément suggère que Philibert pourrait s’appliquer la subtile maïeutique qu’il destine ordinairement à autrui. Qu’il pourrait, en un mot, sortir du bois.

Coproduit par Serge Lalou (Les Films d’Ici) et Gilles Sandoz (Maïa Films) pour environ 1,5 million d’euros avec le soutien de l’avance sur recettes, d’Arte et de Canal +, Retour en Normandie sortira en salles en octobre. Ce pourrait être son film le plus personnel, celui qui dit haut d’où vient son auteur, ce qu’il est et à qui il le doit.

 

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