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À lire

La bonne distance

par Serge Lalou

* Préface à l’ouvrage « Cinq films de Nicolas Philibert » publié à l’initiative du Bureau du Documentaire du Ministère des Affaires Etrangères, 2002. Texte revu et réactualisé par Serge Lalou au dernier trimestre 2007.

à Frédéric Labourasse

Ce qui m'a toujours frappé, quand Nicolas Philibert raconte petits événements quotidiens ou grands événements du monde, c'est son talent de conteur. Il nous parle vraiment, à nous. Et quand il filme, au bout d'un travail immense et parfois solitaire, j'ai la même impression d'évidence tendre dans le regard proposé, lui qui aujourd'hui, cadre et monte ses propres films. Quel que soit le lieu à partir duquel vous les regardez, ses films s'adressent à chacun d'entre nous avec la sensation troublante d'être le spectateur privilégié à qui il est dédié.

J'ai commencé à travailler avec Nicolas Philibert comme assistant avant de produire ses films à partir de 1988. A chaque fois que je vois ou revois l'un de ses films, j'ai l'impression d'entendre cette adresse imaginaire à chacun de ses personnages : « Je te regarde dans ta beauté singulière, tu vis avec d'autres et entre vous, il y a du bonheur, parmi vous il existe un homme qui nous précède et nous complète ».

Nicolas Philibert a dit un jour qu'il ne faisait pas des films « sur » mais des films « avec ». Il y a dans cette affirmation, presque une profession de foi, le point commun aux traversées qui vous sont aujourd'hui proposées, celle d’une aventure en montagne (« Trilogie pour un homme seul »), d'un grand musée (« La Ville Louvre »), d'un monde côtoyé rarement rencontré (« Le Pays des Sourds »), d'un lieu mythique (« Un animal, des animaux »), d'une clinique psychiatrique (« La Moindre des choses »), d’une école à classe unique (« Être et avoir ») , d’un monde paysan (« Retour en Normandie »).

A chaque fois, il me semble que trois affirmations se complètent en une bouleversante révélation. Celle de la préexistence de l'autre - non pas objet réduit, inféodé au regard du réalisateur - mais entité autonome et singulière dont la beauté est révélée par la « bonne distance » entre filmeur et filmé, cette fameuse bonne distance. Nicolas Philibert, dans un geste comparable à celui du philosophe Levinas, à travers la fraîcheur d'un premier regard posé sur l'autre, l'accepte, le révèle, le sanctifie.

Cette célébration du « visage » contient et définit la nature de la relation éthique, qui unit cet homme à son prochain et à travers lui, chaque homme à son prochain dans un acte de profonde conscience des responsabilités qui incombent à celui qui filme. L’autre préexiste à la rencontre et ce qui est filmé, c’est précisément la rencontre. Il ne s’approprie jamais l’autre contrairement à ce qui survient très souvent dans le cinéma documentaire où l’autre n’est qu’une projection de soi inféodée au propos. Au cœur du cinéma de Nicolas Philibert, il y a la relation. Il filme la relation.

C'est ce qui fait par exemple de Sylvaine et de Christophe dans « Trilogie pour un homme seul » les protagonistes d’un exploit vécu à l’intérieur d’une relation de couple, du petit peintre de « La Ville Louvre » le personnage d'une comédie tendre, de chaque petite chose de « La Moindre des choses » une aventure, de chaque destin du « Pays des Sourds » une épopée vécue à travers l'oeil clair de celui qui aime ce qu'il voit et y saisit le pouvoir du récit, de l’aventure collective de la classe de « Être et avoir » un hymne au vivre ensemble, et enfin de l’histoire humaine et cinématographique de « Retour en Normandie » la célébration d’une double filiation.

Et toujours, au-delà de l'affirmation de l'individu, c'est son inscription dans un collectif en route, en devenir, une utopie renouvelée, image d'un monde possible où, à chaque fois, l'attention à l'autre fonde la relation. Souvent, un groupe qui cherche à vivre ensemble, une classe (« le Pays des Sourds », « Être et avoir », « Qui sait ? »), une communauté de travail ou de vie (« La Ville Louvre », « Un Animal, des animaux », « La Moindre des choses »), un passé commun (« Retour en Normandie »). Le monde que filme Nicolas Philibert n’est pas seulement le monde tel qu’il est, mais aussi et surtout tel qu’il voudrait qu’il soit, le monde dans lequel il aimerait vivre. Si l’un d’entre nous arrive à La Borde, il ne verra jamais la même chose que dans « La Moindre des choses », puisque c’est La Borde transformé par le regard de Nicolas Philibert qui devient un endroit aussi vivable. Dans ses films, se dessine toujours un monde où il fait plutôt bon vivre. Il y a souvent un malentendu sur son travail que certains ne trouvent pas suffisamment dur, ou trop décalé par rapport à la réalité mais en fait Nicolas Philibert ne traite jamais du réel en tant que description sociale ou politique. C’est un cinéma politique mais qui passe par une vraie vision du monde qu’il redessine en projet utopique. Ce n’est pas quelqu’un de très optimiste, au fond de lui, mais dans son cinéma, il arrive à trouver des raisons pour être dans ce monde et à nous les transmettre.

Et puis souvent, une figure de père ou de maître, jamais très loin : Jean-Claude Poulain dans « Le Pays des Sourds », René Allio dans « Un animal, des animaux », Jean Oury dans « La Moindre des choses ». Et bien sûr, René Allio encore et son propre père dans « Retour en Normandie ».

Quand le regard ne triche pas, il nous inclus dans sa construction d'un monde vivant, vivable et profondément moral.