« L’affaire » Être et avoir


1 - Lettre à Nicolas Philibert par Pascal Thomas, Le Nouvel Observateur – 23/29 octobre 2003

Le 8 octobre 2003, « L’affaire Etre et avoir » éclate dans la presse. Quelques jours plus tard le cinéaste Pascal Thomas, Président de la Société des Réalisateurs de Films (SRF) prend sa plume et écrit à N.Ph. Cette lettre paraîtra peu après dans « Le Nouvel Observateur ».

Cher Nicolas,

Je comprends ton étonnement et ta déception. Connais-tu cette définition de Bonaparte par Pierre Larousse dans sa première édition du Larousse du XIXe siècle : « Bonaparte, général de la Révolution, mort le 18 brumaire… » ?

C’est un peu ce qui arrive à ton personnage, oui je dis bien personnage, je n’arrive pas à désigner autrement les protagonistes des documentaires, encore moins celui de ton film, tant il apparaît aujourd’hui que tu l’as rêvé  : « Monsieur Lopez, instituteur idéal, dont le portrait a été réalisé par le cinéaste documentariste Nicolas Philibert pour le film Être et avoir, DISPARU en automne 2003 dans la fange des comportements judiciaires à l’américaine introduits en France depuis une dizaine d’années. »

Il était un maître, le Maître. Le voilà suiveur d’avocaillons. Il forçait le respect. Il ne fera plus bonne figure dans notre Panthéon. Monsieur Lopez, l’instit, n’est plus. Monsieur Lopez est un autre. Comme toute mort, comme tout crime, celui-ci, détaché de toute littérature, ne comporte rien d’inédit. En matière de cinéma, une réussite éclatante s’accompagne toujours d’un certain déni, et il n’est pas rare qu’une réussite d’abord indiscutée ne finisse, avec le triomphe, par subir des attaques d’une bassesse et d’une violence qui doivent appartenir à une sorte de déontologie non écrite du coup de pied de l’âne.

Et bien, mon cher Nicolas, tu y es. Le coup est venu. Et comme toujours, certainement pas d’où tu l’imaginais venir ni de celui que ta bonne nature ne pouvait certainement pas concevoir.

Nous ne sommes plus au temps où le philosophe Emile Chartier, dit Alain, autorisait la publication de ses cours, à la condition expresse qu’on ne l’embête pas avec les droits d’auteur. Ses émoluments de professeur lui suffisaient. Et l’arrivée de sommes inattendues aurait troublé le mode de vie qui lui convenait une fois pour toutes.

Ce qui paraît déplacé et choquant dans votre conflit, c’est la menace qu’il fait planer sur l’ensemble de la création documentaire par cette prétention à vouloir être co-auteur d’une œuvre quand on n’en a été que le modèle. La nouveauté, l’obscénité, le scandale sont là.

Quand le frère de James Joyce, après Ulysse, ou quand les habitants de Guéret, après la publication de Chaminadour, ont cherché à tirer parti de ces situations pour obtenir de l’argent, ils se cantonnaient dans le domaine des dommages et intérêts. Ici, on revendique une sorte de droit du modèle à être co-auteur, ce qui est absurde et mettrait en péril tout un pan de ce qui fait la substance même du cinéma et sa part la plus intéressante, celle qui se nourrit du réel.

Comment a-t-on pu en arriver là ?

À mon avis par l’ignorance, l’incompétence crasse du discours sur la création cinématographique même de ces dernières années. Et là, j’y mets tout le monde : productions, commentateurs, scénaristes hors d’eux dans leur prétention à vouloir être les auteurs des films, et même certains réalisateurs trop soumis à cette idée fausse.

Si on continue à accréditer cela, la boîte de Pandore est ouverte. Toutes les dérives peuvent s’y engouffrer. Or un film, c’est sur l’écran que cela se passe. Pas ailleurs, Ce n’est ni le prétexte, ni le scénario, ni les dialogues, ni l’acteur, ni le montage, ni le type de production. Un film c’est ce qu’on voit sur l’écran, qui y a été amené par une seule personne, le réalisateur. Et on ne doit pas sortir de là. Les films ont beau être faits par des gens qui adorent le compagnonnage d’une équipe, la création naturelle d’un tournage, tout ce qui contient la fabrication du cinéma, ce refuge de l’artisanat, seul le metteur en scène, le réalisateur est maître de sa création.

Encore plus dans la voie périlleuse que tu as choisie, celle du documentaire, qui réclame des yeux bien ouverts, une attention infinie, beaucoup d’intuition, de l’adresse et de l’humilité artisanale.

Je termine. L’histoire du cinéma repose sur deux courants fondamentaux, deux lignes de force. Il arrive que celle dans laquelle s’inscrit ton cinéma – la représentation du réel – s’intéresse à des individus, célèbres ou anonymes, exceptionnels ou modestes, autant pour dégager la singularité de leur personnalité que pour observer dans leur comportement et leur milieu ce qu’ils ont à nous révéler de l’homme en général.

C’est le cas de ce film. Ton œil, celui du réalisateur, a choisi de retenir et de composer avec ce qu’il y avait de meilleur dans ton modèle. Ta foi en l’homme a laissé de côté ce qui te paraissait le plus mauvais. Il est aujourd’hui dans les officines d’avocats. Il n’a rien à revendiquer de ce travail. La Joconde n’a pas peint la Joconde. Ni les chirurgiens de la leçon d’anatomie, les chirurgiens de la leçon d’anatomie. Ni Monsieur Lopez dans sa classe multiple à l’ombre des monts du Livradois, Monsieur Lopez dans sa classe multiple à l’ombre des monts du Livradois. Ces monts du Livradois d’où nous venait Maurice Pialat qui aurait certainement très mal pris, lui qui dans sa pratique travaillait comme un documentariste, qu’une telle mésaventure vienne à lui.

Voilà mon cher Nicolas ce que je pouvais te dire aujourd’hui. Mais j’ai encore de la réserve. Saches en tous cas que la SRF (Société des Réalisateurs de Films) et tous ses réalisateurs te soutiennent.

Bien à toi.

Pascal Thomas, le 13 octobre 2003

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