Comme une rivière souterraine


Entretien avec Nicolas philibert
Dossier de presse du film

Avant d’être engagé sur le tournage de Moi, Pierre Rivière… quel avait été votre parcours ?

Ma toute première expérience professionnelle a été un stage sur Les Camisards, de René Allio déjà, au cours de l’été 1970. J’avais dix-neuf ans, je sortais d’une première année de fac à Grenoble et je rêvais de « faire du cinéma », sans trop savoir comment m’y prendre. J’avais entendu dire qu’un film allait se tourner dans les Cévennes, alors j’ai convaincu un copain de venir avec moi et on est partis en stop, direction Florac. Deux jours plus tard, quand on s’est présentés au bureau de production, un homme qui devait être le régisseur général nous a expliqué que la production n’engageait pas de stagiaires en dehors des gens du cru, n’ayant pas de quoi les défrayer. Alors on a menti, on a dit qu’on était du coin, et ça a marché ! Pendant trois mois j’ai été successivement grouillot dans l’équipe de décoration, aide machiniste, aide accessoiriste, figurant, et pour finir, l’équipe ayant été réduite de moitié, accessoiriste en chef. Puis je suis rentré à Grenoble, j’ai repris mes études, mais deux ans plus tard, René Allio a fait appel à moi pour le tournage de son nouveau film, Rude journée pour la reine. Cette fois, je serais assistant-décorateur. Je n’y connaissais à peu près rien mais j’ai tout de même réussi à me débrouiller. L’année suivante, j’ai travaillé avec Alain Tanner, avec Claude Goretta, et l’aventure Moi, Pierre Rivière est arrivée.

En quoi ce film a-t-il été si important pour vous ?

Jusqu’ici je n’avais pas une grande expérience, et voilà qu’en me confiant le poste d’assistant à la mise en scène, j’allais avoir de lourdes responsabilités : le scénario laissait supposer un tournage compliqué, avec beaucoup de personnages, des enfants, des animaux, de nombreux décors, des costumes… et un budget extrêmement serré. Et puis le choix de confier les rôles principaux, du moins tous les rôles de pay- sans – le meurtrier, sa famille, les voisins, les témoins – à des paysans plutôt qu’à des acteurs donnait à ce projet une coloration très particulière. Il allait falloir sillonner la campagne normande à la recherche de nos personnages, vaincre le scepticisme avec lequel les habitants de la région choisie risquaient d’accueillir le projet, réussir à les entraîner dans une aventure à laquelle ils n’étaient absolument pas préparés. Avec Gérard Mordillat – l’autre assistant – nous avons donc passé près de trois mois à aller de ferme en ferme, de comice agricole en réunion syndicale pour construire patiemment la distribution. Expérience passionnante mais difficile et inconfortable, quand on sait qu’à trois semaines du tournage on ne savait toujours pas si le film allait pouvoir se faire ou non, tant l’argent faisait défaut. Et puis le tournage, plusieurs fois repoussé, a fini par commencer, et malgré les difficultés financières qui ont pesé jusqu’au bout, cette expérience partagée entre gens de cinéma et paysans normands a été très forte. Les conditions de tournage étaient dures, la météo capricieuse, les journées harassantes, mais je crois que tous ceux qui ont participé à cette aventure ont eu le sentiment de vivre quelque chose d’exceptionnel. Le film tranchait avec la représentation habituelle du monde rural au cinéma, si souvent caricaturale ou méprisante. Du reste, Allio n’était pas moins exigeant envers ses acteurs paysans qu’envers les professionnels qui jouaient les notables, si bien qu’il n’y avait pas de clivage entre les uns et les autres. Nous étions habités par le même projet. Plus tard, avec le recul, j’ai mesuré la chance que j’avais eu de participer à cette aventure inédite dans le ciné- ma français, et avec les années, ce film ne m’a jamais complètement quitté. Il a même sans doute irrigué mon propre travail, comme une « rivière » souterraine. Peut-être était-ce parce que fiction et documentaire y étaient étroitement enlacés…

Pendant toutes les années qui ont suivi, êtes-vous resté en contact avec les interprètes du film d’Allio ?

Un an après le tournage de Rivière une partie de l’équipe, dont j’étais, est retournée sur place pour la présentation du film. Mais par la suite les liens se sont distendus et je ne les ai plus revus, à l’exception de Claude Hébert – l’interprète de Pierre Rivière – qui a continué à être acteur pendant quelques années. Il vivait à Paris et je le croisais souvent chez Allio. Puis, au milieu des années 80, Claude a définitivement quitté Paris, et à son tour, je l’ai perdu de vue. Mais au cours du printemps 2000, avant de me lancer dans le projet Être et avoir, j’ai fait un saut en Normandie, j’ai revu Joseph, Roger, et j’ai commencé à penser, de façon informelle, à un film avec eux tous.

À quel moment avez-vous pris la décision de mettre en chantier ce Retour en Normandie ?

Fin 2004, la FÉMIS m’avait invité à venir présenter aux étudiants un film de mon choix. J’ai proposé Rivière. Aucun d’eux ne l’avait vu. La plupart ne connaissaient même pas le nom d’Allio, moins de dix ans après sa mort. Ça m’a glacé ! À l’issue de la projection, au lieu de faire un débat, comme convenu, j’ai lu des textes : des notes prises par Allio sur son film, des extraits de ses Carnets… Ils découvraient un cinéaste, une œuvre singulière, passionnante, et ils étaient scotchés. Ça a été le déclic. Je suis rentré chez moi et je me suis mis au travail. J’avais gardé, depuis trente ans, quelques photos, des documents liés au tournage, le plan de travail, mon exemplaire du scénario… Tout est venu de là. Début janvier j’ai sauté dans un train jusqu’à Caen, j’ai loué une voiture et j’ai commencé à rendre visite aux uns et aux autres. C’était très émouvant ! Les souvenirs laissés par cette histoire étaient incroyablement présents. Chacun avait tourné la page, entrepris des tas de choses, mais tous parlaient de cette aventure avec un profond sentiment de gratitude. Quelques semaines plus tard, lorsque j’ai commencé à évoquer avec eux l’idée d’un film, ils ne savaient pas plus que moi à quoi il ressemblerait, mais ils étaient en confiance.

Lorsque votre projet a commencé à se préciser, quels ont été les choix qui ont guidé votre travail ?

Dès le départ il était clair que ce serait un film à la première personne, qui prendrait racine dans mes propres souvenirs et dans lequel j’interviendrais en voix off. En même temps, je voulais faire un film au présent, pas un film pèlerinage. Enfin, contrairement à mes films précédents, presque toujours centrés sur un lieu unique, j’imaginais cette fois une forme plus éclatée, un film dans lequel on passerait d’un registre à l’autre, d’une période à une autre avec beaucoup de fluidité. Il y aurait un tronc commun, le film d’Allio, et partant de là, une multitude de personnages, d’histoires, de lieux, de séquences de nature diverses : témoignages, documents, extraits, séquences de cinéma direct, paysages… Mais ce n’était encore qu’une idée assez floue. C’est au tournage puis au montage que cette arborescence s’est affirmée.

Vous évoquez souvent votre penchant pour une certaine part d’improvisation. Qu’en est-il avec ce film ?

De ce point de vue, Retour en Normandie est fidèle à ma démarche habituelle. Les idées sont venues en cours de route, et mis à part certains lieux comme la prison, le tribunal de Caen ou les archives départementales du Calvados, où on ne pouvait tourner qu’à dates fixes, le tournage s’est largement improvisé au fil des rencontres et des conversations. D’une façon générale, je n’aime pas trop préparer. Quand tout est orchestré à l’avance, j’ai l’impression de passer à côté de l’essentiel. Il faut qu’il y ait une part d’inconnu. Devoir chercher, inventer le film jour après jour me procure un double sentiment de liberté et de fragilité qui me stimule, me pousse dans mes retranchements. Au montage, c’est pareil. J’avais 60 heures de rushes, donc virtuellement des dizaines, des centaines de combinaisons. Et pourtant, il n’y a guère qu’un film possible : celui qu’on porte au fond de soi. Tout au long, en revanche, j’ai été attentif à ne pas tomber dans le piège d’un film pour cinéphiles, pour spectateurs avertis. l fallait que le film puisse s’adresser à tout le monde, aussi bien à ceux qui connaissaient le film d’Allio qu’à ceux qui n’en avaient jamais entendu parler.

Le film est construit de telle façon qu’on ne sait jamais quel sera le plan d’après…

C’est lié à son côté fragmentaire, à la diversité des registres narratifs et des matériaux utilisés. Dans la mesure où le film déroule plusieurs histoires parallèles, celles-ci se répondent, se télescopent, s’enrichissent mutuellement. Entre elles, le lien est tantôt explicite, tantôt ne l’est pas. De ce point de vue, l’utilisation que je fais des extraits de Moi, Pierre Rivière… est significative. Ils surgissent quand on ne s’y attend pas, sur un mode presque onirique, comme si les apparitions de Pierre Rivière venaient irradier le reste. Plus le film avance, plus on voit qu’il est construit comme un millefeuille, avec différentes strates imbriquées les unes dans les autres. Au fond, je voulais cultiver une sorte de paradoxe, faire en sorte que l’évocation du tournage d’Allio y soit centrale, sans pour autant qu’elle soit une fin en soi. Je voulais montrer comment cette histoire résonne avec d’autres questions, avec le monde d’aujourd’hui, le devenir du cinéma, le rapport à l’autre, la mémoire, la filiation…

Cette fragmentation vous permet de glisser d’un thème à un autre comme si le film procédait par associations…

Le film s’extrait progressivement du carcan dans lequel on enferme généralement un documentaire : son sujet. Il est jalonné de rencontres et de séquences qui nous entraînent ailleurs. Je pense à Annie et Charles, qui évoquent la maladie de leur fille ; à Nicole, l’ancienne militante, boulangère à Athis, et au combat qu’elle mène depuis son accident pour retrouver l’usage de la parole ; à Joseph, qui fait toujours son cidre ; aux ouvrières des laboratoires Éclair ; à la prison de Caen, où Pierre Rivière a fini par se pendre… Du fait de cette multitude, il est difficile d’enfermer le film. Le présent et le passé, la mémoire, la folie, l’écriture, la parole, la maladie, la mort qui rôde, le temps qui passe, la loi, la transmission… Il est question de tout cela, et d’autres choses encore, qui ne sont pas clivées entre elles. Un peu comme dans la vie, où le profond et l’insignifiant se côtoient en permanence. C’est un film qui parle du cinéma sous l’angle du désir, de l’obstination, de sa capacité à jeter des passerelles, à tisser des liens. Tous les témoignages recueillis insistent sur la dimension du collectif, et décrivent le tournage d’Allio comme une expérience déterminante, fondatrice. Une expérience qui nous a tirés vers le haut.

Votre récit en voix off s’attarde sur les préparatifs du film d’Allio mais vous ne dites presque rien du tournage lui-même…

En général, les anecdotes de tournage n’ont pas grand intérêt pour ceux qui ne les ont pas vécues. Je trouvais beaucoup plus intéressant d’évoquer le combat que doit livrer un cinéaste quand il s’agit de faire exister un projet comme Moi, Pierre Rivière, qui sort des sentiers battus. Du reste, pour avoir travaillé à quatre reprises aux côtés de René Allio, c’est un homme que j’ai toujours vu prendre des risques et devoir déployer une énergie folle pour faire ses films. Il passait sa vie à courir après l’argent. Le grand public ne voit généralement que le côté glamour du cinéma, les stars, comme si ce n’était que cela ! Je voulais lever un coin du voile. Prenez la séquence tournée aux laboratoires Éclair : elle raconte bien l’envers de la médaille, l’industrie chimique, la violence du marché, les fonds de pension, tous ces gens qui bossent à horaires fixes, avec des pauses, comme à la chaîne…

La dernière séquence demeure très pudique. On ne saura rien de votre père…

Mon père était prof de philo et c’était un fou de cinéma. En marge de ses cours à l’université, il donnait chaque semaine un « Cours public d’art cinématographique » devant un amphi souvent plein à craquer, où il montrait et analysait les films de Bergman, Dreyer, Antonioni, Bresson, etc. Inutile de vous dire d’où vient mon amour du cinéma ! Michel Philibert, René Allio… Puisqu’il est ici question de filiation, j’ajoute que la musique que j’ai utilisée est due pour partie au musicien de jazz Jean-Philippe Viret, pour partie à André Veil, industriel lorrain, musicien amateur, qu’enfant, le soir venu, j’écoutais composer, penché sur son piano. C’était mon grand-père maternel.

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