L’Art de panser
Propos recueillis par François Ekchajzer
Télérama
- 29 août 2018
Se confronter au corps de l’autre, ses douleurs, ses défaillances… En filmant l’apprentissage des sons infirmiers, Nicolas Philibert sonde avec tact les relations soignants-soignés.
Six mois durant, le documentariste Nicolas Philibert a filmé les étudiants de l’Institut de formation en soins infirmiers (IFSI) de la Croix-Saint-Simon, à Montreuil (93). De chaque instant, sorti au cinéma le 29 août, s’attache avec finesse et émotion à ces nombreuses femmes et quelques homes qui ont choisi de consacrer leur vie à s’occuper d’autrui. À travers leur apprentissage et leurs premières interventions en milieu hospitalier, le film soulève de nombreuses questions sur les tensions d’un secteur particulièrement soumis à la pression du rendement, mais aussi sur le rapport à l’autre, la transmission et les relations entre les générations.
Qu’est-ce qui vous a inspiré l’idée d’un documentaire sur l’apprentissage du métier d’infirmier ?
Je suis parti de l’idée du corps. Parce que le cinéma (documentaire ou de fiction) c’est toujours des corps filmés, des présences corporelles. J’ai longuement tourné autour de ce mot sans savoir par quel bout le prendre. Cela arrive souvent : on a en tête une idée qu’on n’arrive pas à définir, et c’est par la rencontre inattendue avec une situation qu’une solution, tout à coup, se présente. En l’occurrence, mon hospitalisation. Une embolie pulmonaire m’a envoyé par deux fois aux urgences, puis dans un service de soins intensifs. Pendant le montage de La Maison de la radio et cinq ans plus tard, en janvier 2016, j’ai été à deux doigts d’aller voir de l’autre côté à quoi ça ressemble. Je tournais autours de l’idée du corps, et mon propre corps m’a envoyé en repérages à l’hôpital. Sans doute ai-je été un patient difficile, car je souffrais énormément. Chaque respiration me faisait l’effet d’un coup de poignard, le moindre geste m’arrachait des cris, et incliner mon lit prenait une dizaine de minutes. Mais petit à petit, la morphine m’a permis d’aller mieux et j’ai pu engager des bribes de conversation avec les infirmières et les aides-soignantes. Voilà comment le déclic a eu lieu. Peu après ma seconde hospitalisation, j’ai décidé de faire ce film.
Le corps apparaît d’ailleurs dans tous ses états…
Le film se penche en effet sur toutes sortes de corps : d’abord des bouts de mousse utilisés par les étudiants pour apprendre à piquer, puis des mannequins servant à pratiquer les techniques de réanimation, puis des corps complices (une étudiante simulant une pathologie, un étudiant faisant la femme enceinte…), enfin de vrais patients lors des stages à l’hôpital. Mais les corps, ce sont aussi les gestes que ces futurs infirmiers et infirmières apprennent à maîtriser. Quand on est hospitalisé ou que l’on rend visite à un patient, tous ces gestes exécutés avec dextérité par des personnes expérimentées ne semblent pas si difficiles. Filmer leur apprentissage par des étudiants qui tâtonnent permet de les décortiquer et de révéler la complexité de leur enchaînement.
Qu’est-ce qui pousse les étudiants de l’Ifsi à se lancer dans un métier si difficile ?
Certains sortent du bac ou d’un an de prépa ; d’autres ont suivi un parcours d’aide-soignant avant de reprendre leurs études. Pour beaucoup, cette formation est un véritable ascenseur social. Le désir d’être utile participe aussi à leur motivation, mais mieux vaut s’abstenir de parler de vocation : le milieu rejette à juste titre ce terme, qui permet de justifier leurs bas salaires en renvoyant à l’époque où les infirmières étaient des bénévoles catholiques. Depuis les années 1960, la profession a beaucoup évolué. Elle s’est organisée, structurée. Il y a aujourd’hui un savoir infirmier spécifique, distinct du savoir médical. Une recherche en soins infirmiers est même en train de se constituer. De plus en plus d’actes techniques qui revenaient aux médecins sont et seront confiés aux infirmiers. Beaucoup se plaignent de la manière dont le relationnel est déjà mis à mal, faute de temps à lui consacrer. Cela me fait penser à cette formule du psychiatre Lucien Bonnafé que citait Jean Oury [fondateur de la clinique psychiatrique de La Borde, où Nicolas Philibert a tourné La Moindre des choses, ndlr] : « Le potentiel soignant du peuple. » Un professeur bardé de diplômes n’est pas forcément plus soignant que la femme de ménage venue passer la serpillière dans la chambre, et qui pose son balai pour papoter dix minutes avec un patient.
Dans le film, la formation soustrait rapidement les étudiants aux enseignements techniques, pour les exposer à des réalités humaines auxquelles ils ne sont pas forcément préparés.
Dès la première année, le réel les rattrape en effet d’une manière souvent brutale. Ils sont nombreux à faire leur premier stage dans des Ehpad, après deux mois de cours et de travaux pratiques. Ils se trouvent alors confrontés à des corps vieillissants, sur lesquels ils apprennent à faire des toilettes intimes. Ils ont aussi affaire à des personnes qui n’ont plus toute leur tête. Et à la mort, inévitablement. Ce stage de première année est pour chacun un baptême du feu. Certains décrochent à ce moment-là ; d’autres renoncent en troisième année, quand se profile la prise de responsabilités. Filmer des étudiants, souvent jeunes, confrontés à la fin de vie est l’une des raisons qui m’ont donné envie de faire ce film. Il leur faut du cran, apprendre à mettre de la distance sans se faire une carapace. Se protéger, sans pour autant devenir insensible ou se réfugier dans la technique.
Cette question ne se pose-t-elle pas pareillement dans la pratique documentaire ?
Il y a quelque chose de voisin entre filmer et soigner. Les outils ne sont pas les mêmes, mais il s’agit toujours de faire preuve d’attention. Il m’est arrivé d’en parler aux étudiants que je filmais. Je leur disais : « Ce que vous apprenez requiert une écoute. Je fais un peu la même chose ; j’essaie de m’approcher, de comprendre, de filmer en essayant de ne pas faire trop mal. »
Et de ne pas verser dans un excès d’empathie…
Sur l’émotion au cinéma, le cinéaste Marcel Hanoun a écrit : « La capacité de l’image à émouvoir ne devrait pas abuser de celle du spectateur à être ému. » Ça me semble très juste. C’est pourquoi, dans certaines situations, il m’arrive de poser ma caméra. Je l’ai fait lors des entretiens que les formateurs mènent avec les étudiants à leur retour de stage. Deux ou trois fois, je me suis dit : « J’arrête, ça ne me regarde pas.
Ces retours de stage font de la troisième partie du film la plus riche et la plus émouvante.
La première partie, consacrée aux cours et aux travaux pratiques, c’est un peu la fiction, l’apprentissage des règles de bonne conduite. La deuxième, qui suit les étudiants en stage à l’hôpital, c’est la confrontation avec le réel. Ils sont alors souvent livrés à eux-mêmes, mis à l’épreuve et parfois mis à mal par les équipes, qui attendent d’eux qu’ils sachent des choses qu’on ne leur a pas apprises. La troisième partie permet d’entendre ce que la deuxième pouvait difficilement montrer. Comme les maltraitances dont ils sont parfois victimes au sein des services dans lesquels ils effectuent leur stage, évoquées par certains.
Le film accède alors à une dimension politique.
Aucun de mes films ne repose sur un discours qu’il s’agirait d’imposer. Pourtant ils ont tous à voir avec le politique, ne serait-ce qu’à travers la façon dont ils posent des questions et les maintiennent ouvertes. Traiter le spectateur comme un sujet autonome et responsable est un choix politique, de même que donner la parole à des gens qui ne l’ont que trop rarement au cinéma. Si mes films n’assènent rien, on entend dans De chaque instant le manque criant de personnel, le poids grandissant des tâches administratives, la tension dans les équipes… Pendant que je tournais, un livre est paru, qui énonce des cas de harcèlement et de maltraitance à l’encontre d’étudiants en médecine et en soins infirmiers 1. Le bout-à-bout des témoignages, tous plus épouvantables les uns que les autres, est accablant, mais le tableau qu’il dresse a quelque chose d’univoque. Je ne me sentirais pas de faire un documentaire de cette trempe-là. J’aime amener de la complexité dans mes films, entrouvrir des fenêtres, suggérer… La relation soignant-soigné, par exemple, qui est longuement évoquée dans les retours de stage, est une relation asymétrique, une relation de pouvoir que les étudiants doivent apprendre à gérer.
Du type de celle du documentariste aux personnes qu’il filme ?
Il y a de ça. Les films, qu’ils soient documentaires ou non, portent la trace de la relation du ou de la cinéaste avec les personnes filmées. Je tourne « à découvert », dans une grande proximité. Je suis parfois à un mètre à peine, avec quelqu’un qui tient la perche et parfois quelqu’un d’autre qui fait le point. On essaie d’être dans une présence à la fois affirmée et discrète. En fin de compte, 80 % du travail consiste dans la façon d’« être avec ». Tous mes films traitent d’ailleurs de la question du rapport à l’autre et de l’altérité, c’est-à-dire ce qui nous grandit. L’identique, l’immobile, le transparent ne nous aident pas à réfléchir. Ce qui nous fait penser, c’est le mouvement, l’hétérogène. D’un film à l’autre, les mêmes questions me guident. Qu’est-ce que je fais là ? A quoi ça rime de prendre une caméra pour aller filmer des étudiants et des patients ? Pourquoi ai-je besoin de faire ça ? Et comment les filmer ? Pour le dire autrement, ça ne m’intéresse pas de faire un film si le projet ne me met pas face à moi-même, ne me confronte pas à une question politique, éthique et esthétique. Si ces questions n’arrivent pas en avalanche, alors pour moi ça ne vaut pas la peine.
1 Omerta à l’hôpital. Le livre noir des maltraitances faites aux étudiants en santé, de Valérie Auslender, éd. J’ai lu.