Les « fous » sont des gens qui vous donnent à réfléchir


Nicolas Philibert, propos recueillis par Noël Foiry
Philosophie Magazine - 21 avril 2023

Propos recueillis par Noël Foiry / Philosophie Magazine – 21 Avril 2023

Sur L’Adamant, son documentaire qui sort cette semaine en salles, a reçu l’Ours d’or à la dernière Berlinale. Vingt-sept ans après son documentaire La Moindre des choses, tourné à la clinique de La Borde, Nicolas Philibert a eu à cœur de « revenir en psychiatrie » dans un centre de jour singulier, une péniche amarrée sur la Seine, en plein Paris. Le cinéaste en tire un film d’une profonde humanité. Il évoque pour nous ce que filmer la folie signifie à ses yeux.

Est-ce que tourner Sur L’Adamant a été pour vous l’occasion de traiter à nouveau de la psychiatrie, que vous aviez déjà abordée à la clinique de la Borde dans La Moindre des choses ?

Nicolas Philibert : Faire un film ne consiste pas pour moi à « traiter un sujet ». Je n’envisage pas le cinéma sous cet angle-là. La Moindre des choses et Sur L’Adamant sont deux films tournés « en » psychiatrie plutôt que « sur » la psychiatrie. Mais pour répondre à votre question, le tournage de La Moindre des choses en 1995 a été une expérience qui a laissé de profondes traces en moi. Je n’y pense pas tous les jours, mais c’est resté, c’est très présent. J’ai toujours été attentif à la condition pénitentiaire et à la psychiatrie. Déjà à travers des lectures, quand j’étais étudiant. À cette époque, je m’étais un peu engagé au sein de l’antenne grenobloise du Groupe d’information sur les prisons (GIP), groupe que Michel Foucault et quelques autres avaient créé en 1971 avant de fonder l’année suivante le Groupe information asiles (GIA). Parmi mes copains, certains sont devenus trotskistes ou mao, mais, moi je n’étais pas là-dedans. Ce qui m’importait, c’était le terrain, l’action concrète, bien plus que les grands discours idéologiques. La santé mentale, la prison, l’enfermement, des questions comme celles-là. Et puis, en 1995, il y a eu ce tournage à la clinique de La Borde, La Moindre des choses. Et aujourd’hui, vingt-sept ans plus tard, ce nouveau film.

Pourquoi ?

La Moindre des choses est un film que j’ai fait non pas à contre cœur mais tout de même un peu à reculons. À l’époque l’idée de tourner en psychiatrie me tourmentait beaucoup. J’avais peur. Peur d’être contaminé. De basculer de l’autre côté. Or, cette fois-ci, ce n’est pas la peur qui m’a animé. Ce nouveau tournage a été plus apaisé. J’ai fait du chemin. Aujourd’hui, je me sens bien dans la compagnie des patients… Pas toujours, hein ? il y a des personnes parfois un peu inquiétantes, mais… il m’arrive d’être bien, de me sentir bien en leur compagnie. Parce qu’on y rencontre des gens surprenants, déroutants, inattendus, émouvants, qui ont parfois des éclairs de grande lucidité sur eux-mêmes, sur notre monde, sur nous. Sans filtre.

Effectivement, dans le film, les patients sont parfois très directs…

Oui, ils ont un côté très cash, qui vous saisit, vous interpelle et vous donne à penser. Bien souvent, les « fous », j’emploie ce mot avec affection, sont des gens qui ne vous lâchent pas, qui vous poussent dans vos retranchements. Ils placent la barre très haut, ils vous obligent, vous secouent les plumes, vous donnent à réfléchir.

Un acteur inattendu s’est invité au moment de la préparation du film : la pandémie de Covid-19. Quel impact a-t-elle eu sur les patients, les soignants et sur le tournage de Sur L’Adamant 

La puissance du cinéma, pour moi, est d’abord liée au visage. Aux visages, aux expressions, aux regards… Or voilà qu’avec la pandémie arrivent les masques. En milieu hospitalier, impossible d’y échapper, c’est une obligation. Tout devient alors compliqué. Je n’ose pas demander aux personnes que je filme d’ôter leur masque. Je dois ruser un peu, utiliser des subterfuges : « Désolé, je ne comprends rien à ce que vous racontez ! » Une fois, deux fois… En face, le patient a compris, il remonte son masque sur le front.

Le nom de la péniche, L’Adamant, évoque la solidité. Pourtant, cet hôpital de jour est un espace où s’expriment des fragilités. Savez-vous comment le nom a été choisi ?

L’Adamant fait partie du pôle psychiatrique Paris Centre : il est dédié aux patients des quatre premiers arrondissements de Paris. Il a ouvert en 2010, mais auparavant, il y avait déjà un centre de jour au sein du pôle, situé dans un immeuble proche du Châtelet, sur trois niveaux, dans des locaux exigus et très chers en termes de loyer. Un jour, le responsable du pôle, le psychiatre Éric Piel, qui vivait lui-même sur une péniche, a lancé l’idée d’un nouveau lieu, d’un bel endroit – et pourquoi pas sur l’eau ? C’est vrai quoi, pourquoi la psychiatrie est-elle presque toujours reléguée dans des locaux sinistres ? L’idée a commencé à germer. Une agence d’architectes spécialisée dans les bâtiments flottants a été contactée, et, pendant des mois, architectes, soignants et patients se sont réunis, et de fil en aiguille cette rêverie est devenue réalité. Quand il s’est agi de lui donner un nom, il y a eu diverses propositions. À la fin, les deux propositions qui restaient était Utopie et L’Adamant, et c’est L’Adamant qui l’a emporté. Tant mieux d’ailleurs, parce que ce n’est pas une utopie : ce lieu existe bel et bien. Certes c’est un lieu très singulier dans le champ de la psychiatrie, mais il existe pour de vrai. Comme un petit noyau de résistance, qui continue à exercer une psychiatrie humaine. Heureusement que ça ne s’appelle pas Utopie. L’utopie, c’est le non-lieu.

“Il faut soigner l’institution parce que ce qui compte, c’est tenter de maintenir le désir vivant”Nicolas Philibert

 Vous qui avez filmé aussi bien le Louvre, la Maison de la radio que la Ménagerie du jardin des plantes, croyez-vous qu’il existe un esprit des lieux ?

Déjà, mes films s’emparent moins d’un sujet que d’un lieu, justement. Je dis parfois que je fais des films sans sujet. Comment définir le sujet de La Moindre des choses ? Ce n’est pas un film sur la clinique de La Borde mais à La Borde, grâce à La Borde. Et si ce nouveau film s’appelle Sur L’Adamant ce n’est pas parce qu’il délivre un discours « sur », mais parce qu’il nous invite à monter « à bord » de L’Adamant. Maintenant, pour répondre à la question : « Est-ce qu’il y a un esprit des lieux ? » Je dirais qu’en effet, dans cette psychiatrie-là, la question de l’ambiance, de l’esprit du lieu est essentielle. Soigner, c’est soigner l’ambiance, c’est tenter de maintenir le désir vivant, et donc lutter contre tout ce qui menace l’institution : la routine, la chronicité, la bureaucratie, la hiérarchisation, l’infantilisation des patients, la morosité… Il faut donc rester inventif, ouvert et attractif. Les médicaments peuvent être utiles, mais ils ne font pas tout, loin de là. La base c’est la relation.

Vous filmez malgré tout énormément de rituels – l’énoncé de l’ordre du jour, les comptes du bar, le café… – des rituels parfois subvertis, comme lors de la présentation de la nouvelle psychiatre que Muriel l’appelle « la commandatrice », mais des rituels… Est-ce que vous croyez quand même à la force des rituels ? 

Il me semble important, dans un lieu comme celui-là, qu’il y ait des repères, des ateliers à date fixe, à heure fixe, de façon à structurer les choses et à permettre aux personnes qui viennent là de s’organiser à l’intérieur d’un cadre. Vous avez des gens, par exemple, qui viennent une fois tous les quinze jours pour tel ou tel atelier précis. Il est important que certaines choses, certaines réunions, certains ateliers aient lieu de façon fixe et pérenne.

Et vous-même, avez-vous des rituels ?

Non, je ne crois pas. Il s’agit pour moi d’être disponible à ce qui se passe, d’être attentif aux imprévus, d’accueillir les surprises, les rebonds, les hasards, à tout ce qui vient troubler l’ordre des choses. Plus j’avance, plus j’ai besoin de me départir de toute intentionnalité. Bien sûr quand on fait un film on a toujours une intention. Pour autant, il ne faut pas que l’intention soit trop appuyée. « L’ennemi c’est l’intention », disait André Labarthe, qui ajoutait : « La mise en scène consiste à exterminer toute trace d’intention ». Quand le vouloir-dire du film est trop visible, que l’intention est surlignée, c’est le cinéma lui-même qui est en danger.

Quand vous parlez dabsence dintentionnalité, comment cela se traduit-il dans votre façon, concrète, de filmer ?

Je ne suis pas journaliste. Dans le film, les moments d’échange, de conversation avec tel ou tel patient ne sont pas prémédités. Ce ne sont pas des interviews. Je n’arrive pas le matin avec l’idée de « faire parler » tel ou tel, encore moins avec une liste de questions. Prenons l’exemple à cette scène où une femme, Sandra, raconte que les services sociaux lui ont retiré la garde de son fils quand il avait 5 ans, et qui va dire combien elle en a souffert, combien il est douloureux pour elle de voir son fils grandir loin d’elle, dans une famille d’accueil, même si tout semble bien se passer pour lui. C’est quelque chose dont nous parlions souvent, Sandra et moi, hors caméra. Jusqu’au jour où je lui ai dit : « Et si j’allais chercher la caméra ? Vous voudriez en parler un peu dans le cadre du film ? » C’est comme ça que cela s’est fait, de façon spontanée. Au fond, j’improvise de plus en plus. Pour ce film, j’ai voulu me laisser porter par le quotidien, m’abandonner au hasard. Vous savez, en psychiatrie, prévoir les choses n’est pas une garantie. Rien ne se passe jamais comme prévu. Il faut pouvoir accueillir les accidents, se laisser surprendre. Je n’arrive pas là avec un plan de travail, un programme tout fait, un vouloir-dire, un message à faire passer, un savoir, un discours savant, un point de vue sachant. Mon moteur, c’est ma curiosité, une envie d’aller vers les autres. La caméra m’y aide beaucoup. Sans elle, je resterais cloitré chez moi. Je filme pour apprendre, apprendre des autres, comprendre un peu mieux le monde dans lequel nous sommes, comprendre ce que je fous là, ce qui m’a amené là ! Comprendre pourquoi j’ai voulu y faire un film, car je ne sais pas toujours me l’expliquer. Du reste, une fois le film fini, je n’en sais pas forcément plus qu’avant ! Mais au moins, j’ai fait le film.

Comment parvient-on à saisir, à filmer, des instants de grâce ?

Quand la grâce s’invite dans un film, c’est par effraction. Si on la poursuit, si on la traque, elle n’est pas là. Pour moi, la beauté au cinéma ne se convoque pas sur rendez-vous. Ou alors, on tombe dans l’esthétisation. En revanche, quand elle fait irruption sans que l’on s’y attende, c’est plus fort ! Bien des films cabossés, maladroits mais sincères surpassent ceux qui affichent ostensiblement leur beauté.

On constate dans le film limportance de la mise en récits, de la création artistique dans le processus thérapeutique. Quel statut accordez-vous, en tant que documentariste, à ce besoin de fictions ?

Tout est fiction, si je puis dire, car filmer quelque chose c’est déjà l’interpréter. Un documentaire ne consiste donc pas seulement à rendre compte du réel, c’est aussi le façonner, toujours le réécrire. En ce sens, c’est une autre façon de faire de la fiction. Le documentaire a longtemps été associé à l’idée d’objectivité, sans voir que dès que l’on pose une caméra quelque part, on affirme un choix, un point de vue : choix du cadre, de la focale, de ce qui délimite le hors champ, etc. Si vous mettez cinq cinéastes face à un même événement, vous aurez cinq films différents. L’un aura choisi de faire des plans fixes, un autre aura tourné caméra à l’épaule, etc. Même chose au montage : les uns auront conservé des choses que les autres auront écarté. Le documentaire n’est donc pas « la » réalité, la réalité brute. C’est toujours l’expression d’un regard. Regard subjectif, partiel, partial, celui du cinéaste, assumé comme tel. Malheureusement, le malentendu qui frappe le documentaire est tenace. Pour beaucoup de gens, puisque le documentaire montre des personnes réelles et des situations « vraies », ce n’est pas vraiment du cinéma, qui lui, serait un art du faux, de l’illusion et du semblant. Depuis quarante-cinq ans, j’ai entendu des milliers de fois : « C’est bien, ce que vous faites, mais quand est-ce que vous ferez un vrai film ? »

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