Nicolas Philibert : « En psychiatrie, les gens sont perpétuellement en quête de sens »


Propos recueillis par Élisabeth Franck-Dumas
Libération - 17 avril 2024

Après Sur l’Adamant et Averroès et Rosa Parks, le documentariste signe La Machine à écrire et autres sources de tracas, troisième volet plus léger d’un triptyque sur la psychiatrie contemporaine. Toujours avec douceur et volonté de ne pas abuser du pouvoir que lui confère la caméra.

Ces objets qui ne nous répondent pas, ce monde inanimé qui nous paraît parfois buté, et comme mal intentionné à notre égard – l’imprimante qui n’imprime plus, la machine à écrire aphone, le lecteur de CD muet. C’est en rendant compte de ces micro-désastres quotidiens, lesquels, vite dit mal dit, nous rendent parfois dingues, que Nicolas Philibert a choisi de clore son triptyque consacré à la psychiatrie contemporaine, entamé avec Sur l’Adamant, ours d’or à Berlin en 2023, et poursuivi avec Averroès & Rosa Parks, récemment sorti en salles. Comme dans les deux premiers volets, la méthode est celle de l’écoute attentive et patiente, presque complice, faisant jaillir au fil des mots la vérité d’une situation, la marque d’un symptôme, et la visée encore plus transparente : celle de dévoiler notre grande proximité avec ces habitants d’un monde à la marge.

L’on y retrouve Patrice, qui, de retour chez lui, ne peut pas taper ses deux poèmes rédigés quotidiennement sur l’Adamant, ce centre d’accueil de jour situé sur une péniche, cadre du premier film, car sa machine s’est enrayée. Ou Muriel, laissée seule dans sa chambre dans un silence « qui frappe la tête », car sa machine à elle ne lit plus ses CD de Janis Joplin. Une équipe de soignants débarque, auto-baptisée « l’orchestre », avec un minimum de compétences techniques (c’est la première rencontre des soignants trentenaires avec une machine à écrire…) mais beaucoup de bonne volonté, cherchant à réparer indistinctement les choses et les êtres. Ils tenteront de venir à bout des ratés d’une imprimante, ou de débarrasser le plancher de Frédéric, menacé par l’accumulation de fétiches culturels envahissant son espace personnel jusqu’à l’y engloutir – l’effet miroir pointant combien le soi, chancelant ou non, se raccroche parfois comme un perdu au monde matériel pour tenir.

La Machine à écrire et autres sources de tracas, plus court et léger dans sa forme, gracieux dans son dispositif, n’en est pas moins poignant que les deux autres, l’occasion de rencontrer, chez lui à Paris, Nicolas Philibert, pour revenir sur ce triptyque et, plus largement, sur un travail entamé il y a plus de vingt ans avec La Moindre des choses (1997), tourné à la clinique de la Borde fondée par Jean Oury.

En regardant les deux films qui ont suivi Sur l’AdamantAverroès & Rosa Parks et la Machine à écrire et autres sources de tracas, on met le doigt sur quelque chose qui manquait peut-être au premier, un hors-champ plus difficile. L’idée d’un triptyque était-elle là dès le départ ?

Nicolas Philibert : Il est vrai que de faire un deuxième, puis un troisième volet, modifie le regard qu’on a sur le premier. Cela le recontextualise, le resitue dans un champ plus large. Et oui, cette dimension-là, le contrepoint, manquait un peu. L’Adamant, je ne dirais pas que c’est une vitrine, mais c’est un lieu qui attire l’œil, de par sa beauté architecturale, son emplacement sur la Seine, l’effervescence qui y règne. C’est un lieu d’accueil, d’hospitalité, sans cesse en mouvement, ouvert sur le monde. Alors que beaucoup de lieux de la psychiatrie sont fermés, derrière des murs. Non, je n’avais pas l’idée d’un triptyque au départ. L’idée du second et du troisième volet est venue pendant que je tournais le premier. Je me suis dit qu’il fallait élargir, car si on pense que la psychiatrie, c’est l’Adamant, on va passer à côté de tout. Par ailleurs, les patients eux-mêmes circulent entre les lieux que je montre dans ces trois films, ils inventent leur propre cartographie. Les soignants aussi : il n’y en a pas qui soit là cinq jours sur cinq.

D’être tournée chez les patients, la Machine à écrire… fait naître un effet de proximité. Comment vous est venue l’idée de filmer chez eux ?

C’est en parlant avec les soignants que j’ai appris que certains faisaient des visites à domicile. Il y a ceux qui font partie de ce petit groupe auto-baptisé « l’orchestre » : ceux qui bricolent, qui viennent au secours d’un patient démuni devant un problème domestique, un objet cassé, une fuite. Et puis il y a ceux qui ne sont pas forcément bricoleurs mais qui viennent chez tel ou tel patient pour essayer de rompre l’isolement et redonner un peu d’élan. C’est le cas de la visite chez Frédéric, qui a lieu pour l’aider à faire le tri dans ses objets, pour qu’il puisse un peu mieux circuler chez lui. Le tournage repose sur quatre visites d’une heure ou une heure et demie chacune. Je n’ai pas fait le moindre repérage. Au bout de cinq minutes, j’étais en train de tourner. C’est un film extrêmement artisanal – comme quatre petites nouvelles, au fond. Il y a ici ou là des moments un peu burlesques, ces trentenaires venus aider, qui n’ont jamais vu de machine à écrire de leur vie sinon au cinéma. Ça installe un rapport, ils ne sont pas du tout dans une position d’expertise.

L’on partage avec eux ces problèmes du quotidien qui, entre guillemets, peuvent rendre fou…

Pour moi les trois films, même Averroès, dépassent le champ de la psychiatrie et parlent de nous. Parce que les angoisses qui sont exprimées là, on les ressent, même si peut-être d’une façon moins exacerbée. Je pense à cet homme qui voudrait payer des impôts pour être comme tout le monde. Ou celui qui évoque le spectre de la guerre en Ukraine, qui l’angoisse à tel point qu’il a fait une petite valise pour venir à l’hôpital de lui-même. Ou cet homme, le premier qu’on voit dans Averroès, à qui on propose une sortie dans un appartement partagé, et qui tout d’un coup s’angoisse à l’idée qu’il pourrait ne pas pouvoir pratiquer sa religion. Avec la montée de l’antisémitisme, cette question est partageable et légitime. Ce sont des questions très précises, très concrètes. Il est question de notre monde. Et les médecins essayent d’aider chacun à retrouver une place dans la cité. Comment sortir dans les meilleures conditions ? Comment retisser un lien avec soi, avec la société ? Comment revenir dans ce monde si violent dans lequel on vit ?

La question de la responsabilité se pose toujours quand on fait du documentaire, mais ici, de manière particulièrement aiguë. Comment est-ce que vous travaillez avec ça ?

J’ai eu très vite l’autorisation de tourner à l’hôpital, et je dirais, en toute liberté. Personne ne m’a jamais dit « il ne faut pas montrer ci ni ça ». Après, bien entendu, quand je dis toute liberté, c’est à partir du moment où les personnes que j’ai sollicitées sont d’accord pour être filmées. Mais il ne suffit pas qu’une personne vous donne son accord. Vous pouvez avoir l’accord en psychiatrie de personnes qui sont très délirantes et qui ont très envie d’être filmées. Je me souviens qu’un jour quelqu’un m’a dit « ça fait vingt ans que j’attends la caméra » et la personne en question, je ne l’ai pas filmée. L’autorisation ne suffit pas. J’essaie de ne filmer les gens ni à leur insu ni à leur détriment. J’ai choisi de filmer celles et ceux qui m’ont semblé capables de mesurer pleinement la portée de ce que l’on faisait. J’expliquais que le film sortirait en salle, puis serait montré sur des plateformes, en DVD, à la télévision, etc. Il me semblait nécessaire que ceux à qui je m’adressais puissent en sentir la portée. Mais ça ne suffit même pas non plus, car vous ne pouvez pas savoir ce qui se passe dans la tête des gens. Quelqu’un peut sembler tout à fait posé, et être en même temps dans toutes sortes de fantasmes. Il y a une part d’ambiguïté dans tout ça. On parle beaucoup aujourd’hui, dans le cinéma en particulier, de la question de l’emprise. Et je suis sensible à cette question-là. Le fait d’avoir une caméra dans les mains vous donne un pouvoir sur l’autre. Donc toute la question est : comment ne pas abuser du pouvoir que la caméra vous donne ?

Les soignants vous orientaient-ils ?

Moi-même, je leur demandais conseil souvent. Que pensez-vous d’un entretien avec tel ou telle ? Ils me répondaient oui, non, peut-être que ce n’est pas le moment, attendons. Je me suis appuyé sur eux.

Les passagers de l’Adamant ont-ils vu le film ?

Bien sûr, ils ont été – j’allais dire les premiers, mais ce n’est pas tout à fait vrai, parce que, le film étant sélectionné en compétition à Berlin, la Berlinale voulait l’exclusivité absolue. Mais sitôt revenus de Berlin, on a fait une grande projection dans une salle de cinéma suivie d’un verre. Ça a été un moment très fort. Et de même, Averroès & Rosa Parks a été montré à tous ceux qui ont participé à l’aventure.

Comment ont-ils réagi ?

C’est difficile de généraliser, mais j’ai le sentiment, du moins pour ce qui est de Sur l’Adamant, que c’est devenu un peu « leur » film, quelque chose qu’on partage. Chaque fois que je repasse sur l’Adamant, on me questionne : « Alors, Nicolas, le film ? Il paraît qu’il vient de sortir en Italie ? » Les coupures de presse circulent. Je me souviens aussi d’un passager qui m’a reproché de ne pas avoir suffisamment montré sa souffrance. Un autre a exprimé combien c’était violent pour lui de se voir sur grand écran. Mais globalement les réactions ont été très chaleureuses. Beaucoup ont dit ne pas s’être sentis trahis. Dès le tournage, je prends des précautions, parce que c’est important d’expliquer que pour un film comme celui-là, il y a des gens qu’on filme et qui ne seront pas dans le film terminé. Il faut expliquer que ce n’est pas parce qu’on est moins beau ou moins intelligent qu’un autre, mais que le film est une construction. La narration parfois vous pousse à faire des choix difficiles. J’ai peut-être accumulé 60 heures de rushes, il n’en restera que 1h50 de film.

Très concrètement, comment se passe le tournage ?

J’essaye de me mettre au diapason, d’accueillir ce qu’on me raconte. La caméra peut en intimider certains, mais il y a très peu de gens qui ont refusé d’être filmés. Très, très peu. Parce qu’au fond, c’était pour eux une marque de considération. « Ah ! On s’intéresse à moi. » Mais je n’insiste jamais. On peut en avoir envie un jour et pas le lendemain. Par ailleurs, quand je filme les entretiens, si tout d’un coup quelqu’un a envie de dire des choses qui ne nous regardent pas, on me fait un signe, je m’arrête et je sors. Et puis, si une fois cet entretien filmé, on vient me dire « tiens, il y a quelque chose que je dis là, j’aimerais bien l’enlever, ça m’embête », bien sûr, je le fais. Il m’est arrivé de couper ici ou là, dans ces entretiens, des idées, des choses à la demande de tel ou tel.

Dans la Machine à écrire, comme dans Sur l’Adamant, les patients vous interpellent, vous proposent des chocolats, on sent qu’il y a une forme de complicité…

Cela me semble important de le conserver. Je ne suis pas un Michael Moore qui vient se montrer, il ne s’agit pas de ça, mais de faire comprendre au spectateur qu’il y a quelqu’un. Certains cinéastes disent : « Ne regardez pas la caméra, faites comme si on n’était pas là. » Et moi je dis : « Faites comme si j’étais là. » Pour moi, les regards caméra, ce n’est pas un problème. Au contraire, ça traduit notre présence, ma présence. Je suis un peu comme un passeur, pour le spectateur. Quand on me parle, c’est au-delà de moi, c’est nous. C’est au spectateur qu’on s’adresse. Cela me rappelle cette phrase de Michel, un des patients de la Borde dans la Moindre des choses. Il parle à la fin d’une manière si belle, et il dit : « C’est vous qui m’avez rendu malade. Et vous êtes entre nous, maintenant ! »

Comment mesurez-vous votre évolution depuis la Moindre des choses ?

Ce que j’ai fini par comprendre, c’est que ce monde me renvoyait à moi-même, à mes fragilités. Quand je suis allé à la clinique de La Borde, une des choses qui me freinait, c’était la peur qu’on me garde. C’est tout juste si je n’avais pas peur d’être contaminé, comme si c’était contagieux, comme si ça allait déteindre sur moi. J’ose dire ça aujourd’hui, mais à l’époque, je n’osais pas. J’évoquais mes scrupules, bien réels, à l’idée d’instrumentaliser les gens, mais je n’en disais pas plus. Aujourd’hui, je pense que la psychiatrie est un miroir grossissant sur le monde. J’ai plusieurs fois ressenti que les personnes qu’on rencontre en psychiatrie ne sont pas des gens qui vont se contenter de réponses de surface, parce qu’ils sont perpétuellement en quête de sens. Quand vous parlez avec eux, ils vous poussent dans vos retranchements. C’est pour ça que je fais des films en psychiatrie. Parce que les personnes qu’on rencontre là vous empêchent de vous endormir.

En regardant les films, la question de la vocation des psychiatres se pose aussi…

Oui, pourquoi ils ont choisi ce métier, et pourquoi ils décident de rester dans le service public, dans la psychiatrie publique, qui est si dévastée, si proche de l’asphyxie. Je crois que c’est lié au temps, à la possibilité de prendre du temps pour accueillir la parole. De plus en plus de soignants désertent ces professions car, quand on ne peut plus exercer dignement son métier, on finit par partir, et ces gens sont remplacés par des intérimaires. Mieux payés, mais qui sont parachutés ici puis là, et ne s’investissent pas de la même manière, pas comme peuvent le faire des titulaires. Du coup, les patients sont de plus en plus livrés à eux-mêmes. On recourt davantage aux chambres d’isolement, à la contention des malades. Faute de moyens humains. Il s’agit de garder les patients le moins possible, de les renvoyer en les bourrant de médicaments. Et dans tous les pays d’Europe où je suis allé avec le film, je l’ai entendu. La pandémie a multiplié le nombre de gens qui ont recours à la psychiatrie, qui ont besoin de parler, de consulter, etc. Mais il y a de moins en moins de places, on est sur une liste d’attente et cela peut durer quelquefois jusqu’à un an. C’est dramatique.

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