Le Louvre apprivoisé

Stéphane Gambier / Muséart – Novembre 1990

On a plutôt l’habitude de voir le Louvre en peintures ; on pourra bientôt le voir au cinéma. De décembre 1988 à juin 1989, pendant les grands déménagements précédant l’ouverture de la Pyramide et tandis que le personnel prend peu à peu possession des nouveaux espaces, Nicolas Philibert et son équipe ont filmé les coulisses du Grand Louvre. Ce documentaire d’une heure vingt cinq, diffusé en avril dernier par La Sept, sort le 21 novembre en salle et sera rediffusé par Antenne 2 le 3 décembre. Cela n’est que justice : Nicolas Philibert a réussi le tour de force de faire mentir Cocteau qui voyait dans la patine la récompense des chefs d’oeuvre. En huit mois de tournage, et pas moins de cinq mois de montage, sans autre éclairage que la lumière du jour, le réalisateur a prouvé combien une investigation cinématographique pouvait être heureusement décapante et révéler des chefs d’oeuvre   mais aussi des lieux aussi mythiques que La Grande Galerie, la salle des Caryatides, l’escalier de la Samothrace   dans leur vérité nue.

Ce n’est pas à une visite guidée que la caméra nous convie   aucun commentaire, aucune interview, pas de public massé devant les toiles – mais plutôt à une visite par effraction dans les coulisses du musée, un jour de fermeture. Là l’insolite est au rendez-vous, le cocasse aussi, souvent la poésie : un acousticien tire au pistolet entre un Poussin et un Le Nain, une équipe effectue une ronde de nuit parmi les toiles et les sculptures, un pompier donne un cours de bouche à bouche, une gardienne chante, on époussette Mona Lisa, une immense peinture de Le Brun est déroulée pour la première fois depuis vingt cinq ans et tombe en lambeaux, un restaurateur restaure, un cuisinier cuisine, un conservateur conserve… Toute la chorégraphie des gestes quotidiens est alors saisie, révélée, décomposée. La caméra se fait indiscrète pour assister à l’essayage par les gardiens de leurs nouveaux costumes Yves SaintLaurent, ainsi qu’aux exercices musculaires du personnel dans la salle de gymnastique et aux hésitations (bien compréhensibles) de Jean Pierre Cuzin, conservateur au département des peintures, lors de l’accrochage des bambochades de Sébastien Bourdon.

Cependant les oeuvres, d’objets de contemplation, deviennent acteurs véritables, habités d’une inquiétante étrangeté. On les déplace, on les treuille, on les sort de caisses et pourtant ce sont elles qui semblent régner sur le vaste univers des coulisses et des réserves : elles sont les rois fainéants d’un peuple tout entier occupé à leur culte. Le soin apporté à l’image est extrême. Quand au son, il est à lui seul le meilleur révélateur de la ville Louvre : de sa pierre qui gémit sous les semelles, du gigantisme de ses tableaux qu’on entend bruire tandis qu’on les accroche, de la gouaille de ses habitants qui semblent parfois parler une langue qui n’est qu’à eux : « Tire, arrête, plus bas, à droite, fais gaffe, où ce que j’ai foutu mon marteau, tu trouves ça beau toi? Tiens c’est cassé! Mais dites moi, Mademoiselle, vous n’auriez pas vu le Titien par hasard? »

Nicolas Philibert, qui voulait montrer « un monstre qui s’ébroue, se dépoussière, un colosse qui fait peau neuve », a parfaitement tenu son pari. Soudain le Louvre se réveille, se secoue, s’anime. Les ouvriers et les conservateurs n’ont qu’à basculer ou hisser; l’espace, bonne bête, fait le reste. Il semble n’avoir d’autre fin que d’accomplir le projet de mouvement de toutes ces oeuvres. En prenant « le parti pris des choses », le documentaire réussit non seulement une magistrale leçon de muséographie, mais il découvre également l’art du suspense : celui qui naît par exemple, au moment où la noire statue de Sénèque, dans la salle du Manège, tourne lentement son ombre vers l’imprudent visiteur et commence à le regarder. Et si le Louvre avait lui aussi son fantôme ?

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