Philibert ne fait pas la sourde oreille

Édouard Waintrop / Festival de Locarno, envoyé special – Libération – 14 août 1992

En bâtissant la semaine de la critique autour du slogan « Pour un cinéma vivant », l’association suisse des journalistes cinématographiques ne mentait pas. Dès les premiers jours n’avaient ils pas programmé Et la vie continue, d’Abbas Kiarostami, film magnifique en forme de documentaire, balade à travers l’Iran ravagé par un tremblement de terre, jeu de la fiction avec le réel, de la vérité avec le mensonge. Présenté au printemps à Cannes dans la section «Un certain regard», le film y a déjà été acclamé, recevant même un prix Rossellini tout à fait mérité. Il sera distribué à Paris cet automne.

Mercredi, la même section révèle une merveille. Un documentaire français, Le Pays des sourds, dans lequel Nicolas Philibert montre la vie de quelques «malentendants».

Pour réaliser un tel film, Philibert (à qui on devait déjà La Ville Louvre) n’a pas hésité à prendre du temps, à visiter les sourds, les enfants dans les institutions où ils apprennent à parler, les adolescents dans leurs centres d’apprentissage, les adultes sur leurs lieux de travail, il a établi avec eux une véritable relation de confiance, qui apparaît à l’écran, dans la proximité de la caméra, la pudeur du cadre, la modestie de la présence que l’on sent derrière l’objectif et la capacité d’empathie du cinéaste. A tel point qu’après la projection, on a presque envie d’apprendre le langage des sourds, que le réalisateur lui même a appris.

Car elle est belle cette langue. Surtout par ce qu’elle nécessite d’expressivité et d’attention visuelle, elle requiert en effet un face à face véritable et une frontalité ouverte. Gestuelle, elle fait appel à des analogies et à une économie qui lui est propre. C’est ce qu’explique un professeur de ce langage, sourd lui même. Avec un humour exubérant, il racontera aussi son enfance au cinéma. Mimant les westerns, comme le Chaplin du Pèlerin mime le combat de David et Goliath. Il expliquera que le langage des sourds est différent en France, en Belgique, aux Etats Unis. Mais tellement plus proche que les idiomes parlés, qu’au bout de quelques heures de rencontre, un sourd chinois peut comprendre un sourd français. Dès lors, il n’y a plus lieu de s’étonner quand le professeur ajoute qu’il plaint les entendants.

Ce paradoxe est repris plusieurs fois par différents sourds, il y a celui sur lequel on a fixé un jour un appareil particulièrement performant, et qui a été épouvanté par les bruits désormais distingués: Quel bonheur d’être sourd et protégé du crissement de la craie sur le tableau! Il y a aussi celui qui ne voudrait pour rien au monde quitter le monde du geste pour celui de la parole. Il y a ces jeunes mariés, amoureux, mais un peu étonnés quand le maire leur lit, tête baissée, les articles 212, 213 et 215 du code civil.

Tout n’est évidemment pas rose. Risque de marginalisation, préjugés qui prennent les sourds pour des débiles… Beaucoup ont vu leurs rêves brisés. Comme ce jeune homme qui voulait devenir acteur, persuadé qu’on pourrait le postsynchroniser après qu’il eut joué en bougeant convenablement ses lèvres. Il exprime sa désillusion avec une auto ironie très efficace.

Cette aptitude à rire et à faire rire de leur situation, d’inverser aussi le rap­port normal anormal dans leurs relations avec les entendants, est d’ailleurs la qualité la mieux partagée par les sourds de Philibert.

On rit souvent, et on est aussi parfois à deux doigts des larmes. On est étonné de surprendre une communauté aux rapports plus francs que les nôtres; le germe d’une utopie discrète, un brin universaliste et fraternelle (la solidarité des sourds, leur dialogue plein visage). Mais qui, privée de l’ouïe, organe opérant à 360 degrés, l’est aussi d’une part de liberté.

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