Psychanalyse sous le ciel normand

Imaginez, une seconde, que vous êtes documentariste. Imaginez que votre talent, votre curiosité du monde et des hommes, vous ont permis d’acquérir une certaine notoriété, ni plus ni moins que ce que l’exercice de ce métier peu propice au glamour des sunlights autorise. Imaginez, enfin, qu’un beau matin, un gros succès populaire accueille inopinément l’un de vos films et vous porte au pinacle du box office, avant qu’un procès non moins impromptu, intenté par le personnage principal dudit film, jette l’opprobre sur votre travail, dont vous pensiez ne pas devoir rougir en trente ans de carrière.

Imaginez, en un mot, que vous vous appelez Nicolas Philibert, et que vous êtes encore englué dans ce conte de fée transformé en cauchemar qui s’intitule Être et avoir (2002) : que feriez-vous dans cette tempête ?

Il est vraisemblable que vous éprouviez alors le désir de vous mettre au vert, de faire le point, d’apurer les comptes. De dire, à visage enfin découvert, qui vous êtes, d’où vous venez, pourquoi vous avez choisi de devenir cinéaste et quelles convictions vous défendez ce faisant. Retour en Normandie, le nouveau film de Nicolas Philibert, est précisément tout cela à la fois et plus encore.

Il adopte pour ce faire la forme d’une enquête qui remonte aux origines de la carrière du cinéaste, en l’occurrence à un très beau film réalisé par René Allio en 1976, Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère… sur lequel Philibert, âgé de 24 ans, était premier assistant-réalisateur. Ce film était lui-même inspiré par un ouvrage collectif homonyme dirigé et publié par Michel Foucault en 1975, dans lequel était étudié, sous l’angle des rapports entre la psychiatrie et la justice pénale, un fait divers sanglant survenu au début du XIXe siècle.

Pierre Rivière, jeune paysan normand assistant à l’humiliation quotidienne de son père et à travers lui de sa classe, avait un beau matin assassiné sa mère, sa sœur et son frère. Puis il s’était rendu à la justice et avait rédigé en prison un mémoire d’une ténébreuse beauté sur les raisons qui l’avaient poussé à commettre ce crime.

Allio ayant voulu situer son film sur les lieux du crime et confier les rôles principaux à des paysans du cru, il incomba à Nicolas Philibert de sillonner la campagne pour mettre sur pied, de réponses normandes en verres de calva, ce casting peu ordinaire. Trente ans plus tard, Retour en Normandie retrouve les principaux protagonistes de cette aventure.

Ne ferait-il que cela que le film serait admirable. Par le souvenir empreint d’émotion, de drôlerie et de dignité qu’en ont gardé ses protagonistes. Par la manière troublante dont certains d’entre eux ont rencontré depuis lors dans leur propre vie la question de la marginalisation du handicap ou de la folie. Par le romanesque qui s’est infiltré enfin dans certains destins, tel celui de Claude Hébert, interprète de Pierre Rivière devenu successivement acteur de cinéma puis prêtre en Haïti au côté des plus précaires.

Mais Retour en Normandie est en réalité plus complexe que cela, plus funambulesque aussi. Car il raconte plusieurs histoires à la fois, en imbriquant des registres d’images et des strates temporelles différentes. L’histoire proprement dite de Pierre Rivière, sa découverte par Foucault, les difficultés de production que rencontra Allio dans son projet ainsi que ne nombreux extraits de son film se conjuguent ainsi à l’enquête au présent (retrouvailles avec les acteurs, chronique en creux du destin paysan et du monde rural) et à la voix off du cinéaste qui en suggère les enjeux les plus intimes.

Tout cela forme au final une sorte de polyphonie très dense, qui donne l’impression de tenir en vertu d’un art consommé du miroitement, d’une science concrète des contingences, d’une poésie aléatoire.

Ce qui rend si émouvant et si fascinant ce film est, d’une part, le croisement vertigineux entre fiction et documentaire, depuis le fait divers initial jusqu’au documentaire qui enquête sur sa transposition fictionnelle. D’autre part, l’implication inédite de son auteur qui y rend hommage à la figure du père, qu’il s’agisse d’Allio ou du sien propre, qui tenait un petit rôle dans le film de ce dernier, comme ministre de la justice. La séquence, avec beaucoup d’autres, fut supprimée à cause des coupes claires dans le budget, et il appartenait au fils de rétablir le plan, et sans doute avec lui l’idée de la justice.

Voilà pourquoi Retour en Normandie est une psychanalyse à ciel ouvert conjuguée à un discours sur la méthode, un manifeste artistique allié à une chonique documentaire, un journal intime qui ne trouverait ses mots que dans la rencontre et le partage avec ceux qui en sont ordinairement privés.

Cela donne une philosophie qui consiste, pour rejoindre le mot d’Allio, à être toujours du côté des « englués de l’histoire » mais aussi bien à ne jamais se croire maître de ce que l’on filme. Cela donne surtout le film le plus personnel et le plus libre de Nicolas Philibert.

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