Sur une note légère et bricoleuse
Jacques Mandelbaum / Le Monde – 17 avril 2024
Le projet était, si l’on peut se permettre, dingo. On ne voit pas qui, hormis Nicolas Philibert, titulaire d’un documentaire salué par le public français en 2002, Être et avoir, et, par ailleurs, figure majeure du genre, pouvait avoir eu l’audace de le proposer aux autorités filmiques (dont son fidèle partenaire Les Films du Losange), pour une potentielle carrière commerciale en salle. Trois films successifs autour de la folie, articulés selon trois lieux de prise en charge du pôle psychiatrie Paris Centre.
En avril 2023, on découvrait ainsi Sur l’Adamant, le nom d’une péniche du quai de la Rapée transformée en centre de jour, ouvert aux patients des quatre premiers arrondissements de la capitale. Poétique, semi fantastique, ravageuse, la folie, non libérée pour autant de la souffrance qui l’autorise, y affirmait, dans la liberté partagée de la psychiatrie dite «institutionnelle», ses droits sur le royaume immaculé de la raison.
En mars 2024, Averroès & Rosa Parks nous faisait en revanche entrer dans le dur d’une vieille structure asilaire, fût-elle libérée des anciennes pratiques, l’hôpital Esquirol à Saint-Maurice (Val-de-Marne). Patients en crise, raison même de leur présence en ce lieu fermé, tension des visages, angoisse palpable, délire qui affleure, y nourrissaient une parole tant bien que mal canalisée et soulagée par les soignants.
La machine à écrire et autres sources de tracas se découvre enfin aujourd’hui, avec ses faux airs de contes surréaliste, clôture légère et bricoleuse de la trilogie, filmée en ville, au domicile de quelques patients.
Il s’agit en vérité d’y suivre les membres d’un commando très particulier de soignants, autoproclamé « l’orchestre », qui œuvre, toujours en tandem et sou- vent un kit de tournevis à la main, aux petits travaux de bricolage et d’aménagement dans les appartements des patients. On y retrouve des figures désormais connues de nous, notamment croisées sur le bateau immobile. Patrice d’abord, quinquagénaire ou sexagénaire, chevelure blanche, intérieur fourni.
Huit mille poèmes au compteur, à raison de deux par jour. Cela vaut une pharmacopée. Accouchés en écriture manuscrite, ils sont tous tapés à la machine en un second temps, pour la postérité. Quand la machine marche, cela va sans dire.
Le problème est qu’elle ne marche pas. Le ruban encreur ne se lève plus. Elle occupe donc, dans sa robe de plastique blanc lovée autour de son sourire de métal, le centre du cadre et de la scène. Osons une page de publicité pour cet objet qui n’existe plus de longue date : c’est une Hermès-Precisa. Deux techniciens de choc débarquent, d’une génération qui ne concorde pas avec l’objet d’un âge canonique. La scène devient rapidement insoutenable. Les deux hommes, tournevis en main, tournent autour de la chose, qui serait tombée de la planète Mars que ce serait pareil. Faute de la comprendre, avec ses vis vicieuses, ils la démantibulent sous l’œil terriblement inquiet de Patrice. Puis, sans davantage maîtriser le sujet, la remantibulent. Le miracle intervient ici : la voici qui remarche ! En attendant, la scène est dans la boîte et c’est une opération du Saint-Esprit qui vient d’être filmée : la foi déplace des montagnes et Patrice, qui a une centaine de retard, repart comme en quarante.
Ce que voyant, on aura bien compris que l’accessoire, qui semblait tenir la vedette, est ici de peu d’importance. Simple objet transitionnel, investi d’une va- leur d’échange émotionnel entre son propriétaire et ses réparateurs. D’ailleurs, les objets, en vérité, n’ont rien. Philibert rééditera l’opération trois fois, avec un lecteur de CD, une imprimante, des piles de disques qui obstruent la circulation. Ici encore, on retrouve quelques figures connues. Muriel, effrayée par le silence monacal de sa chambrette, anticipant une « mort blanche », reine de la fulgurance dévastatrice qui ferait passer Cioran pour un enfant de chœur, et qui aimerait présentement pouvoir écouter Janis Joplin, sa préférée, sur son lecteur.
Plus loin, Frédéric, fin lettré, illustrateur, fan des seventies et de leurs martyrs foudroyants, en lesquels il perçoit une fraternité de destin, et dont la figure semble se superposer à celle du cinéaste Jean Eustache. Pas de panne ici, mais une occlusion de l’espace intérieur par les objets de culture. Affiches, livres, disques entassés en si grand nombre que le déplacement devient périlleux. Un tri devient nécessaire. De Muriel à Frédéric, on passe ainsi du dépouillement à la saturation. Entre ce vide et ce plein officient discrètement les réparateurs, et à leur suite cet as de la bricole humaine qui a pour nom Nicolas Philibert.