Trois films mitoyens : Sur l’Adamant, Averroès et Rosa Parks, La Machine à écrire et autres sources de tracas

Jacqueline Nacache / Positif n°758 – Avril 2024

Nicolas Philibert considère qu’on peut voir séparément chacun des trois films de sa « trilogie », d’où l’on comprend, et c’est vrai, que malgré un thème commun ils ne dépendent pas les uns des autres. D’ailleurs la notion de « trilogie », qui suggère une oeuvre préméditée, calculée, équilibrée, a un ton un peu solennel qui ne correspond pas à la simplicité de l’ensemble. C’est qu’il ne s’agit pas d’un ensemble, justement, mais d’un rapport entre trois films mitoyens qui devaient n’en former qu’un à l’origine. Ce long documentaire n’existera qu’à l’état imaginaire, car il s’est divisé en trois unités certes autonomes, mais qu’on gagne aussi à embrasser d’un seul mouvement.

Ces unités ont en commun le regard qu’elles portent sur des personnes atteintes de troubles mentaux, à des degrés plus ou moins avancés. Certains sont hospitalisés, d’autres occupent un petit logement indépendant ou une chambre dans un foyer, presque tous sont liés par le centre de jour où ils se retrouvent, l’Adamant, un bâtiment flottant sur la Seine comme une péniche dormante. On les voit y entrer comme on irait à l’école ou au travail. Pas de blouses blanches dans les parages. Le bateau offre chaque jour à ses visiteurs des rencontres, de la musique, des livres, du cinéma. Sans que ce soit dit en toutes lettres, la culture est d’emblée désignée comme salvatrice, parce qu’elle contient toute la raison du monde. La Bombe humaine du groupe Téléphone, chantée par la voix déchirante de François, est presque un hymne aux fous de l’Adamant, et à ceux que nous sommes tous devenus : « La bombe humaine, c’est toi, elle t’appartient / Si tu laisses quelqu’un prendre en main ton destin / C’est la fin… / Mon père ne dort plus sans prendre ses calmants / Maman ne travaille plus sans ses excitants »

Soignants et patients

Le centre offre l’occasion aux visiteurs de s’exprimer au rythme qui leur convient, de parler d’eux-mêmes ou de parler aux soignants qui les écoutent sans excès trop visible d’attention, comme on converse dans la vraie vie, au point qu’on finit parfois par ne plus savoir qui est qui. C’est un phénomène très perceptible dans Sur l ’Adamant, moins dans Averroès et Rosa Parks où, du fait du dispositif d’entretien, les frontières sont plus claires entre soignants et patients. La Machine à écrire expose une autre forme de rapport, à la fois humain et médical. Ici, ce ne sont pas les patients qui vont vers le soin, mais l’inverse, et l’image de la psychiatrie s’en trouve modifiée. Les infirmiers bricoleurs de L’Orchestre entrent dans le lieu de vie des patients, lient connaissance en redonnant vie à leurs objets malades. Ils instaurent ainsi une sociabilité singulière, une forme de réparation qui aide les patients à s’analyser, à travers leur décor et leurs obsessions, plus intimement encore que dans les deux autres films.

Loin de la chronologie

La structure temporelle ne joue pas en faveur de la trilogie. Quand nous avons vu Sur l’Adamant en mars 2023, les autres films existaient déjà plus ou moins à des stades divers. Le projet terminé, non seulement les trois chapitres ne suivent pas d’ordre, mais ils semblent maltraiter volontairement toute chronologie. Cependant, que Sur l’Adamant soit le premier n’a rien d’étonnant, car ce film fragmenté ressemble à une naissance. C’est le mouvement à grands traits d’une peinture qui cherche ses lignes dominantes, les emmêle comme pour brouiller notre propre perception. Que voyons-nous exactement? Un centre psychiatrique, ce vaisseau qui nous embarque dans un voyage immobile? dans la profondeur des êtres qui se regardent vivre les uns les autres ? Un voyage où les vrais trajets sont ceux que les navigateurs font à l’intérieur d’eux-mêmes? où l’on parle, où l’on chante, où l’on peint? Les ateliers ne sont pas qu’un moyen de passer le temps, ou de communiquer, car la bande-son intègre de nombreux silences, mais un moyen pour chacun de dessiner sa personnalité. Cette composition en mosaïque a pu dérouter certains spectateurs et en séduire d’autres. On en prend encore mieux conscience par comparaison avec le monde presque austère d’Averroès et Rosa Parks, qui s’occupe surtout des variations dans le filmage de la parole, dans le rythme des voix, de la gamme d’expressions qui anime les visages. Ces visages, justement, pour certains si abîmés, sont tour à tour avenants ou effrayants, figés ou surexpressifs. Si Philibert ne nous disait pas qu’il avait laissé à chacun le choix de participer ou non, on les imaginerait choisis parmi d’autres gueules plus cassées encore. Jusqu’à ce qu’apparaisse une femme gravement brûlée. Elle ne cache pas sa blessure mais en raconte l’histoire avec mélancolie, l’affiche comme ce qui la fait connaître et reconnaître.

Un lieu appelle l’autre

Dans le premier texte que Positif a consacré à Sur l’Adamant (no 746), nous avions rappelé cette quasi-profession de foi de Philibert : « Je n’ai jamais décidé de devenir documentariste, c’est-à-dire de camper une fois pour toutes à l’intérieur d’un espace donné.» La preuve, s’il en fallait une, en est donnée ici. Car on voit bien qu’il est impossible au cinéaste de se limiter à un lieu ou à un espace. Un lieu appelle l’autre, selon une logique qui fait sens, de l’Adamant à la Machine à écrire. L’espace se réduit progressivement. Sur la péniche, il est vaste et aéré, modelé par la lumière aux différents moments de la journée. Puis il se resserre dans les salles, bureaux et patios des centres Averroès et Rosa Parks. Les sorties au grand air y sont rares et isolent des moments de fantaisie solitaire: un homme qui marche sur les mains, un guitariste assis dans l’herbe. Puis l’espace rétrécit encore dans les appartements des patients, suivant une sorte de plongée verticale qui nous mène au logis minuscule de Frédéric Prieur, à peine plus qu’une cabine de bateau, encombré de livres, disques et tableaux. D’après les dialogues, on devine qu’on a dû déjà travailler ici à faire de la place, à libérer le lieu d’un entassement digne d’un syndrome de Diogène. Il n’y a plus rien à réparer, c’est l’espace même qu’il faut restaurer. Le soin, ici, sera de faire entrer un peu d’air dans cette représentation confinée du monde psychique.

Pulsion de liberté

Mais n’allons pas trop loin. En discernant une structure transversale aux trois films, qui les lie de façon cohérente, alors que chez Philibert l’improvisation est une « nécessité éthique », nous pourrions contrevenir à l’une des lois qui régissent sa pratique du documentaire : « Les films doivent garder leurs secrets, maintenir les questions ouvertes» confiait-il dans le dossier de presse de Sur l’Adamant. Le scrupule qu’on peut éprouver à dégager des lignes de force dans une œuvre aussi ouverte rappelle l’hésitation qu’avait manifestée Philibert lorsqu’il s’agissait de filmer la clinique de La Borde dans La Moindre des choses (1996), à faire un spectacle de la souffrance des pensionnaires. C’était une crainte inutile, car Philibert ignore la clandestinité du voyeur. Il est connu de tous, ou sinon se fait connaître. On l’appelle Nicolas, comme si la caméra avait un prénom. Il partage avec les grands documentaristes (Ivens, Wiseman, Depardon) une pulsion de liberté absolue, dont il trouve un miroir chez ces hommes et ces femmes qui ne se soucient plus des rites, des convenances, des obligations familiales ou sociales.

Personnes et personnages

En sont-ils pour autant heureux ? On sait que certains sollicités ont refusé, que d’autres ont voulu que la caméra se tourne vers eux, les fasse exister ; qu’elle mette en valeur leur discours, sou- vent très maîtrisé, allant chercher loin des mots et des phrases complexes qui sonnent parfois creux parce qu’ils sont à la recherche d’un vrai langage. En même temps, leur lucidité serre le cœur. Certains savent que seule une camisole chimique les protège du délire. Ils en ont assez de parler de psychiatrie, ont perçu dans les entretiens une méthode un peu suspecte desti- née à montrer ce qu’il y a en eux de plus « normal », et certains jouent avec ces petites stratégies. D’autres éprouvent le besoin de raconter leur tentative de suicide. D’autres encore, comme Frédéric Prieur, ont du plaisir à être filmés au point de frôler le cabotinage, conscients de ce que le film apporte à leur image. Car la coexistence des trois documentaires transforme inévitablement les personnes en personnages. Frédéric y est une sorte de star, avec sa culture encyclopédique et désordonnée, convaincu que Vincent Van Gogh et son frère Théo l’ont pris pour modèle, lui et son frère Alain. Muriel, à sa manière, est aussi une star cocasse et triste, et c’est à cette tristesse que le film donne une forme. Elle veut guérir de la folie, avoir des amis, elle ne supporte plus le silence synonyme de solitude ; elle veut l’emplir des voix qu’elle aime : Joan Baez, Janis Joplin, une voix brisée comme elle, et dont elle est privée par une panne de son lecteur CD. Dans La Machine à écrire et autres sources de tracas, les objets abîmés ne font plus partie du quotidien des réparateurs : la machine à écrire et même le lecteur CD évoquent un temps d’avant la dématérialisation tous azimuts. Les soignés n’avancent pas aussi vite que la société. Les soignants ne les aident pas à rattraper le temps perdu, mais à profiter de leur passé retrouvé.

De l’espoir malgré tout

Une fois découverte toute la trilogie, la question reste posée : y a-t-il dans ces films, dans les ateliers, dans les entretiens, dans la bienveillance accordée aux patients et le respect avec lequel ils sont écoutés, le projet d’une nouvelle psychiatrie, échappant à la crise hospitalière ? On sait que le secteur psychiatrique a été, parmi les premiers, victime des coupes budgétaires, des fermetures des ervices,des réductions d’effectifs; on l’a vu récemment dans Premières Urgences, et encore actuellement dans Madame Hoffmann, et État limite de Nicolas Peduzzi. Le documentaire hospitalier contemporain se veut souvent témoin de l’état sinistré de l’hôpital public, et Nicolas Philibert n’est pas le moins sensible à cette problématique. Mais ce n’est pas le thème qu’il prend ici à bras-le-corps. Les nouveaux chemins de la psychiatrie tels qu’il les dessine et les espère nous inspirent de l’espoir, malgré nous, malgré tout, dans les moments sombres des films comme dans les plus joyeux. Cela ne tient pas à grand-chose : la bonne humeur que fait naître le café partagé, le lien que tisse et retisse la parole, les piécettes qu’on compte pour calculer la recette du bar, si patiemment que le calcul finit par tomber juste. Philibert n’est ni un activiste, ni un sociologue, ni un faux naïf. Ce qui fait naître l’espoir – de façon sans doute illusoire, ne nous le cachons pas –, c’est sa présence chaleureuse, c’est son équipe si réduite qu’il se retrouve parfois seul avec ceux qu’il filme. C’est ce qu’il nous montre, grâce au cinéma, de ces hommes et de ces femmes que la société ne se donne pas encore les moyens d’intégrer, et que nous aimerions suivre et découvrir encore, bien au-delà d’une trilogie.

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